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Le « compte » est bon ! Vraiment ?

Ah, un article léger sur l’histoire d’un mot ! Voilà de quoi aborder la rentrée en douceur, pensez-vous. C’est oublier que le vocabulaire peut être le lieu de coups bas, de luttes intestines voire de guerres sans merci, surtout entre membres de la même famille. Ainsi l’affrontement entre « compte » et « conte ». Préparez-vous à trembler !

[caption id="attachment_4840" align="aligncenter" width="560"]"Tabula (Violet)", Simon Hantaï, 1981 © Paul Rodgers / 9W Gallery “Tabula (Violet)”, Simon Hantaï, 1981 © Paul Rodgers / 9W Gallery[/caption]

Acte I : je pense, donc je compte

Comme dans bien des récits, les débuts sont sereins. Dans le rôle principal : le latin « computare ». Carré, réglo, il assume les acceptions qu’on attend de lui : calculer, dénombrer une quantité, autrement dit… compter. Il a un ancêtre riche, « putare », qui associe avec panache un sens figuré : estimer, évaluer, considérer, et un sens propre : élaguer, retrancher les parties superflues. Intéressant, non, ce cumul entre une forme de pensée et l’idée de sélection, de suppression de l’inutile ? Comme si penser c’était trier, hiérarchiser, séparer les bonnes idées des mauvaises. En tout cas la réflexion est la mère du calcul – ce qu’il serait parfois bon de se rappeler !

En apparence, c’est clair et net. On peut tirer un trait en droite ligne, avec une rigueur toute mathématique, entre « computare » et la large dynastie lexicale de notre comptabilité moderne. Certains rejetons sont sans surprise (comptable naît en 1340, décompte en 1579), d’autres plus originaux (comptoir, 1354 : table où disposer des marchandises à vendre… et l’argent de la transaction).

Acte II : les frères ennemis

Mais chemin faisant, les choses se compliquent. D’abord il s’avère que dès l’origine et durant de longs siècles, notre « compte » ne s’écrit pas « compte », mais « conte ». Dont acte. Plus perturbant, voilà que vers 906 se présente un cadet rival, issu du parler populaire. Il prétend avoir le même nom – conter – mais pas le même sens. Sa définition à lui serait « narrer ». C’est assez malin de sa part au demeurant : faire un récit, n’est-ce pas énumérer des faits, les détails d’un événement, en faire le décompte, pour parvenir à une conclusion, un résultat ? Commence donc une forme de cohabitation : pendant quelques temps, « conter » signifie à la fois calculer et rapporter des faits réels. Mais quand on narre, il arrive qu’on interprète, qu’on enjolive. Pas facile de s’en tenir à une stricte description factuelle. Et l’inévitable se produit : vers 1200, la fiction fait son apparition dans « conte », le récit d’aventures imaginaires voit le jour. Et la fable menace de supplanter les mathématiques.

Pour l’autre, le calculateur, le « conte » qui aime les chiffres et la rigueur – et qui était là le premier, tout de même – c’en est trop. Dès le XIIème siècle, et définitivement au XVème, il entre en réaction étymologique et retourne chez ses ancêtres. Puisque c’est ainsi, lui sera « compte* », graphie savante de bonne lignée.

Acte III : chacun pour soi

Il n’empêche, l’homophonie demeure. A l’oreille, comment distinguer « conter » de « compter » ? Qu’à cela ne tienne : « conter » va se renforcer en « raconter ». Et c’est la rupture. Voici effacée toute trace de fraternité ambiguë. Chacun reprend sa liberté. Depuis, « compter » a donné naissance à une vaste famille : mesurer, quantifier, inclure (à compter de), espérer (je compte te revoir bientôt), importer (cela compte beaucoup pour moi), figurer (compter parmi les meilleurs), et une ribambelle de locutions plus ou moins figées (régler son compte à, sans compter que, compte tenu de…). Le « computer » anglo-saxon, à l’origine simple machine à calculer, en est un des fleurons.

« Conter » est le grand perdant de l’aventure. Il a complètement renoncé au sens de relater des faits réels. Pire, le verbe est quasiment tombé en désuétude. Qui dit encore « conter fleurette », ou « contez cela à d’autres ! », comme le suggèrent les dictionnaires ? Le substantif s’en sort mieux. Il s’est spécialisé dans le merveilleux (contes de fées) et prend parfois le large du côté du rocambolesque (contes à dormir debout). Il se console en songeant que certaines langues, comme l’allemand, ont connu la même évolution (« zählen » voulant dire compter, « erzählen » raconter).

Il n’empêche : de cette origine commune, « conter » et « compter » gardent de secrètes accointances. N’a-t-on pas souvent le sentiment, quand les hommes politiques évoquent les chiffres du chômage (dont la hausse diminue !) ou les perspectives de croissance, qu’ils nous relatent des faits imaginaires ?

 Catherine Rosane

* Le titre de noblesse, « comte », vient lui de « comes » : compagnon (de l’empereur). Le nom propre Condé a la même origine, le Prince de Condé était donc un prince-comte !