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Le feuilleton du samedi : “Les carnets noirs du type qui disparut” – Partie II

Avant-propos : Profondeur de champs est fier de revisiter la tradition des romans-feuilletons en publiant chaque samedi, à partir de cette semaine, un extrait de roman. Premier ouvrage à inaugurer cette rubrique, Les carnets noirs du type qui disparut de Catherine Rosane, finaliste du concours Yann Queffélec du premier roman.

Les carnets noirs du type qui disparut, Catherine Rosane – Partie II

1-Berthe1990

Juillet 2000

Le roman de Gabriel avançait bien.

Il n’en avait pas parlé à Hannah.

Ce n’était pas vraiment prémédité.

Au début il s’agissait de simples emprunts destinés à nourrir une trame esquissée il y a quelques mois et laissée en friche.

Mais peu à peu, le récit de la jeune femme s’était glissé entre les lignes, les avait écartées et avait pris toute la place. Cela faisait maintenant des semaines qu’il notait précisément tout ce qu’elle lui racontait. Puis il remaniait, revenait en arrière, recomposait au gré des péripéties et des dévoilements. Il avait même réfléchi au titre, passant des « mille et une vies » au « Pacte » pour finir par « Le Livre d’Hannah ». Rien de bien concluant pour l’instant.

Soudain il se trouva fourbe et trouble. Jugea assez ironique qu’il la poussât à révéler ses secrets les plus intimes pour finir par les consigner par écrit… dans le plus grand secret. Jeta sur sa façon de l’interroger un regard acide et sans indulgence, comme cette fois-là, par exemple.

– Ta mère ne t’a pas dit tout de suite lequel de tes frères était mort.

– Non.

– C’est étrange tout de même. Tu n’as pas demandé ?

– Je ne pouvais pas.

– Pourquoi ?

– Tant que je ne savais pas, chacun d’eux pouvait encore être vivant.

Tout ceci ne relevait-il pas d’une forme d’expérimentation ? Faisait-il preuve d’empathie ? Ou de curiosité excessive. De perversité. Le pacte initial avait porté ses fruits au-delà de toute prévision. Leur relation tissait sexe et secrets en un motif harmonieux et bigarré. Chair et mots étaient entrés clandestinement en connivence et s’enchantaient mutuellement, renouvelant constamment le désir. Au point qu’il répugnait à contempler la vraie question : que ressentait-il pour Hannah exactement ?

Car dans l’ombre s’en dressait une autre : quel prix accordait-il à l’élaboration de ce roman ?

L’écriture ou l’amour…

Gabriel repoussa brusquement les carnets posés devant lui, sur la table, dans ce café où il avait rencontré Hannah. Ce soir il n’y toucherait pas, décida-t-il en commandant un second verre de vin.

Après quelques gorgées, il se ravisa.

Qu’importait l’écriture, au fond. Tant qu’elle restait invisible, elle n’avait pas de réalité. Comme une série de notes de musique sur une portée, jamais jouées. Ou un tableau retourné dans un coin d’atelier.

Il allait simplement poursuivre ce travail qui n’existait pas.

Juin-août 1985

D’un accord commun et tacite entre l’animal et elle, le chien de Gabriel était devenu celui de la mère. A la minute où il avait compris que son maître était mort, il avait choisi sans hésitation celui –celle- qui allait pouvoir dire « c’est mon chien ». Pascal et Hannah en conçurent secrètement une forme de jalousie, sans démêler, clairement, vis-à-vis de qui. Du chien, qui bénéficiait de la tendresse et des sourires de leur mère, plus que tout autre ? De la mère, que le chien avait élue avec l’infaillibilité de l’instinct ?

Ils accompagnaient souvent leur mère lorsqu’elle l’emmenait courir sur la plage de la Chambre d’Amour au coucher du soleil. Ils marchaient pieds nus dans le sable, l’animal se baignait, courait avec vigueur, anarchie, alternant les accélérations fulgurantes et les errances hésitantes. Ils regardaient fascinés cette allure folle et nouvelle, ce total défoulement. Un désordre à portée de main qui les apaisait. Leur plus grande crainte était ailleurs : que le chien s’éloignât, et qu’il fallût l’appeler, hurler ce nom enjoué tant que Gabriel était vivant et absurde aujourd’hui, la mort rend tant de choses ridicules, Yoda, Yoda, reviens !

La plupart du temps c’était la mère qui s’époumonait, ça la gênait moins, elle n’avait jamais vu la Guerre des Etoiles, mais un jour sa voix s’écrasa contre le vent, le chien filait dans le lointain, et Pascal dut prêter la sienne, Hannah l’observait, Pascal se mit à crier Yoda ! Yoda reviens ! Et finalement, follement, impérieusement : Yoda revenir doit ! En grand danger tu es ! Bientôt reposer tu vas ! Mérité tu l’as ! Il se tourna vers sa sœur et ils s’écroulèrent par terre de rire, YODA REVENIR DOIT ! Ils se roulaient dans le sable en hoquetant, la mère les observaient les mains sur les hanches, interdite, voilà qu’ils se battaient à coup de sabres laser à présent, allant enfin jusqu’au bout de quelque chose, dépassant eux aussi les limites.

Et c’est ce qui fit revenir Yoda le chien, cet accord entre son humeur et celle des siens.

Que le chaos soit avec toi.

Ils s’observaient les uns les autres.

Pleurer. Se taire. Faire le ménage à fond. Rester enseveli dans son lit. Passer de l’un à l’autre. Quelle était donc la meilleure attitude, et à quelle fin au juste ?

Chacun avait changé quelque chose.

La tante Irène s’installa auprès d’eux pour l’été. Avec la grand-mère, elle préparait des tombereaux de conserves, de confitures, de confit. D’autres morts s’annonçaient forcément, une guerre peut-être. Jamais ils ne mangèrent aussi bien. De fondants navarins d’agneau. De succulentes lamproies à la bordelaise. Des salmis de palombes veloutés comme la nuit. Quand le répertoire gastronomique français commença à lasser, la tante se lança sans prévenir dans la cuisine thaïlandaise, arguant qu’elle avait certainement été moine bouddhiste dans une précédente vie. Et ce fut une valse étourdissante d’épices qu’elle se faisait envoyer de Bordeaux, cardamome fraîche, basilic sacré, citronnelle, curcuma. Elle leur expliquait tout : vert, petit, frais, plus fort que rouge, grand, sec, elle parlait de piment évidemment, et s’en tenait pour sa part à celui d’Espelette. Ils découvrirent que manger pouvait emporter les sens et empêcher de penser.

Pascal se mit à courir. Toujours plus vite, toujours plus loin. D’abord une petite boucle en bord de mer, avec retour par la gare de La Négresse. Puis les montagnes, la Rhune, l’Ursuïa, l’Arzamendi. Dans les ravines, les cailloux, les ruisseaux. Parfois Yoda l’accompagnait, bizarrement lié au jeune homme depuis la folie partagée à la plage. Des piles de baskets dotées des dernières avancées techniques s’amoncelaient dans l’entrée de la maison et l’asthme inguérissable de Pascal s’épuisa au creux des chemins. Au retour, il dévorait les prouesses culinaires des deux femmes, dont il était devenu le meilleur client sans pour autant prendre un gramme. En réaction peut-être, Hannah se mit à se nourrir de yaourts nature. Lisses ou bulgares, doux ou acides, de toutes les marques, à toute heure du jour, avec un faible pour les caillés de brebis.

Dans le miroir de la chambre Hannah et Pascal regardaient leurs corps s’aiguiser, s’allonger, se durcir, lui bruni par le soleil de la course, elle d’une blancheur d’aile de raie juste péchée.

Ils auraient aussi bien pu se tatouer le nom de leur frère sur la peau.

Ils préféraient sculpter leur corps et le lui offrir.

Dans un placard de son bureau, le père aménagea un petit autel à la mémoire de son fils. Des photos, quelques bulletins scolaires, une médaille gagnée à un concours de surf. Il y pleurait, il y méditait. Un jour, la grand-mère renversa une carafe et lâcha une bordée de jurons basques. Son gendre la regarda en souriant et l’aida à éponger. Mais qu’est-ce qui vous arrive Philippe ? Vous n’êtes pas furieux ? Vous ne ronchonnez plus ? Il fit simplement non de la tête. Il avait renoncé à la colère comme on prononce des vœux.

La mère ne changea rien. Pendant des semaines elle joua au tennis, fit les courses, se baigna. Les autres l’observaient, Pascal et Hannah étaient éperdus d’admiration. Jusqu’à ce jour où elle disparut durant des heures. Le frère et la sœur se retrouvèrent instinctivement au salon à attendre, un œil sur la pendule, un autre sur le téléphone, cela allait-il devenir l’histoire de leur vie ? La clé tourna enfin dans la serrure et la mère s’arrêta sur le seuil face à ses enfants, en silence. Ils firent non, non, pas ça.

La longue chevelure noire avait disparu.

A la place, une petite tête ronde, la mère avait l’allure d’une adolescente.

A jamais resserrée au plus près de son corps, elle avait choisi de renoncer à ce qu’il y avait encore en elle de luxuriant, d’incontrôlable. De vivant.

Les balades au crépuscule à la plage s’étaient mises à compter pour eux d’une façon qu’ils ne s’expliquaient pas. Parfois, le père et la grand-mère les accompagnaient. Elle remontait son jupon et, au bras de son gendre, enfonçait ses pieds dans l’eau tiède avec délice. Irène ne venait jamais, elle détestait le sable, la mer et par dessus tout : marcher pour rien, pour le plaisir. Le plus souvent, ils partaient tous les quatre, les jeunes, la mère et Yoda.

Un soir d’août, il faisait si chaud qu’ils avaient emporté leurs maillots. Pascal s’éloigna vers le large d’un crawl lent et profond. Hannah se demanda si après avoir couru, il allait se mettre à nager. Bientôt les slips de bain les plus aérodynamiques envahiraient le balcon et les cordes à linge. La poitrine de son frère s’élargirait, il gagnerait des hanches étroites de super héros. Il se raserait intégralement pour améliorer la glisse.

Après un moment, il ne fut qu’un petit point dans le lointain, progressant calmement. Hannah profitait des derniers rayons du soleil, les seuls que supportait désormais sa peau gorgée de lait. Sa mère était paisiblement accroupie dans le sable, le chien installé entre ses jambes repliées.

Ce fut cela, sans doute, qui alerta Hannah.

Yoda ne courait pas, ne se baignait pas. Sa mère ne le caressait pas. Ils faisaient corps, deux regards aigus tournés vers le large, deux immobilités soudées, une femme-chien.

On ne voyait plus Pascal.

Yoda échappa à la mère et s’élança dans les flots en gémissant. Elle le suivit et le retint prestement par son collier, de l’eau jusqu’aux cuisses, drapée comme une statue dans sa robe blanche trempée. A une vingtaine de mètres elle avisa un surfeur guettant la vague, – Vous là-bas ! Au secours ! Je ne vois plus mon fils, je vous en prie allez voir JE VOUS EN SUPPLIE !

Le surfeur fit signe qu’il avait compris et s’éloigna vers le large à grands mouvements de bras. La mère allait et venait le long de la plage, la main en visière repoussant les rayons du couchant soudain importuns, dangereux, maudits, le chien sur les talons. Reviens Pascal, REVIENS ! criait-elle, c’était absurde évidemment, il n’entendait rien, et il essayait de rentrer de toutes ses forces, elle crie comme Mr Seguin après Blanquette pensa Hannah d’une manière parfaitement incongrue, Blanquette a choisi son destin et en paye le prix, et ce soir, la mer a pour Pascal une foutue gueule de loup.

Hannah s’était levée et semblait s’ancrer progressivement dans le sable, incapable d’agir ou de penser, elle savait ce qu’était avoir perdu un frère, elle n’avait pas réalisé qu’il pouvait y avoir pire encore : le perdre là, maintenant, le voir de ses yeux, elle se sentait s’extraire du moment, monter, observer la scène de haut, ainsi je vis dans un monde où tout cela est possible, elle se vit elle, mince piquet planté, inerte, je vais devenir un point minuscule, je vais rejoindre Pascal et Gabriel.

Le ciel s’obscurcissait, une drôle de houle froissait la surface de l’eau. La mère se tourna vers Hannah, le visage déformé, haineux,

– Je t’interdis de penser ça ! Il va s’en sortir compris ? Tu n’as pas le droit, tu n’as pas le droit !

Elle déteste ma peur, elle me déteste, se dit Hannah.

– Tu voudrais que ce soit moi ! hurla-t-elle, tu voudrais que je me noie plutôt que lui, plutôt que ton dernier fils !

La mère porta la main à sa bouche. Pour éviter que la vérité en sorte, pensa Hannah. Enfin le surfeur fit un signe de la main à peine visible dans le lointain, mais un signe positif. Il l’avait trouvé. Pascal n’était pas mort. Visiblement les courants latéraux étaient trop puissants pour qu’il parvienne à le hisser sur sa planche mais il ne l’abandonnait pas, de temps à autre Pascal s’accoudait pour reprendre son souffle et recommençait à nager.

Hannah ne sut jamais combien de temps –infini- il leur fallut pour regagner le rivage. Pascal s’échoua à plat ventre là où meurent les vagues, Yoda et les deux femmes le tirèrent contre la marée. La mère l’entoura de ses bras en sanglotant, elle n’avait pas pleuré son fils disparu, elle pleurait son aîné retrouvé. Et pendant qu’elle courait chercher une serviette de bain pour le réchauffer, Hannah se glissa jusqu’au creux de l’oreille de son frère et chuchota d’une voix cachée par la pénombre :

– Tu n’as pas le droit de m’abandonner tu m’entends ? Je sais ce que tu viens de faire figure-toi. Je veux pouvoir dire « mon frère » et parler de quelqu’un de vivant. Tu comprends ça ?

Elle se tut un moment, une main posée sur la poitrine de Pascal accompagnant son souffle.

– Je t’interdis de me laisser seule avec eux.

Juillet 2000

Hannah n’en était pas à son premier pacte.

Elle s’avéra même drôlement experte dans l’art d’en dire le moins possible, avec poésie et profondeur. Mais Gabriel progressait, quant à lui, dans l’art de la déverrouiller. Certes il avait fallu concéder quelques aménagements.

Le plus souvent c’était le sexe, PUIS les secrets.

L’amour la lestait à ce point de lenteur que les mots lui venaient. Elle ne lâchait jamais rien spontanément mais elle acceptait de répondre aux questions. A une seule chaque fois : la première qu’il posait. Il n’avait pas droit à une seconde chance. C’était devenu un jeu, un rite. Quand as-tu eu le plus honte de toi-même ? Le plus peur ? As-tu déjà fait quelque chose qui t’ait rendu particulièrement fière ? Et ce jour-là : quel est le marché le plus dangereux que tu aies conclu avec quelqu’un ?

– Le nôtre.

– Avant.

Hannah réfléchit.

– Dangereux je ne sais pas. Grave, oui.

– Encore aujourd’hui ?

– Oui, quand j’y pense, cette histoire avec Irène… Rien n’a changé depuis quinze ans…

– Raconte.

–  Je n’ai pas le droit.

– Pourquoi ?

– J’ai promis.

– Je n’en parlerai à personne.

–  C’est ce qu’on dit toujours à propos des secrets. Et puis on les confie à un autre, en lui demandant de mieux les garder que soi.

Novembre 1985

 Le lendemain de la mort de Gabriel, Irène ne célébra pas ses 40 ans.

Elle aurait probablement oublié l’événement si sa mère ne l’avait furtivement embrassée, serrée contre sa poitrine en disant « chaque jour je me réjouis que tu sois née». Du fond trouble des obligations à gérer, Pascal et Hannah saluèrent la délicatesse de la formulation. Seule leur grand-mère parvenait encore à ouvrir en eux de petites fenêtres d’émotion.

Irène avait deux visages.

Sorcière et cuisinière de haut vol loin de chez elle, elle menait tout le reste du temps une vie de bourgeoise opulente. Qui convoquait les domestiques d’une pression du doigt sur un bouton, ingénieusement placé sous la table de la grande salle à manger.

Qui ne franchissait le seuil de la cuisine que pour donner des ordres à Maria.

Qui portait des robes de couturiers et des bijoux précieux qu’Hannah avait parfois le droit d’essayer quand sa tante se préparait pour un dîner.

Dans cette vie, il y avait un mari, Serge.

Tout était à lui : le parc, les chevaux, la maison, la cuisine, la sonnette sous la table. Et Irène aussi, pour autant qu’Hannah pût en juger. Seule sa cousine Berthe -la fille d’Irène et Serge- semblait n’appartenir à personne. Cela revenait un peu à ne pas exister. La baraque avait beau être immense, Berthe n’avait pas de chambre attitrée et devait en changer, souvent au dernier moment, en fonction des besoins de couchage des invités. Un été, les deux cousines finirent par élire domicile dans la grange et dormir dans le foin. Elles firent une fugue durant deux jours. Personne ne s’en aperçut.

L’automne s’achevait quand la mère d’Hannah reçut un coup de fil d’Irène : finalement elle organisait une fête pour son anniversaire à la Martinière.

– Même Gabriel aurait aimé l’idée, non ?

– Ne PARLE pas de ce que Gabriel aurait voulu.

– Pardon, je comprendrais si vous ne veniez pas…

– Nous verrons.

A la dernière minute ils s’étaient décidé à y assister, sous la pression d’Hannah qui semblait ne jamais manquer une occasion de danser, de boire, de rire, de…

Pascal était resté introuvable. Disparaître était devenu sa spécialité. Il prenait sa voiture et il roulait, cherchant une faille où la terre l’engloutirait par inadvertance. Il rentrait des jours plus tard, la voiture fourbue comme un cheval. Longtemps après, Hannah continuerait de s’éveiller en sursaut au moindre bruit de moteur coupant en deux le silence de la nuit.

Hannah et Berthe se préparèrent dans la chambre d’Irène. La tante avait même prêté à Hannah une robe de ses trente ans, aussi profondément fendue dans le dos que son corsage était sage. Berthe la rousse et Hannah la brune remontèrent leurs cheveux en des chignons sauvages et parfaitement identiques.

Elles étaient les seules jeunes filles de la soirée. Hannah sentait les regards des hommes caresser ses dix-sept ans et chauffer à blanc le creux de ses reins. Une sensation familière, elle qui s’échappait clandestinement la nuit et rentrait à l’aube, aussi fourbue que la voiture de Pascal. Chacun avait choisi son territoire : lui martelait la forêt, la montagne, Hannah creusait sans fin le sillon de la ville.

Hannah buvait, dansait des tangos avec les amis de sa tante, buvait, leur apprenait le madison, ne mangeait rien. Eut faim et se rendit dans la cuisine, choisit un yaourt dans le frigo, se l’appliqua sur le front, le buste -mimant en souriant la pub pour les produits laitiers, des sensations pures. Elle sortit le déguster sur la terrasse, s’accoudant à la balustrade qui ouvrait sur un jardin à la française et au loin, sur le vignoble de Pomerol.

Soudain il y eut un homme.

L’homme est debout derrière elle, tout près.

Elle perçoit la morsure de sa présence dans son dos, son regard fait vibrer sa nuque, contourne son épaule, son souffle parcourt son échine, elle entend le silence entre eux aller et venir, car ils ne disent rien, silence et immobilité parfaite, ils sont figés ensemble dans une boucle étanche, à l’extérieur des gens parlent et remuent, la musique semble provenir d’une fête foraine, Hannah baisse les yeux sur son propre corps -en bas très loin le rouge des ongles au bout des orteils dans les sandales tressées, puis les jambes nues, les cuisses tranchées par l’ourlet brodé de la robe, l’homme a posé la main sur son dos, cette main parle pour lui, elle dit « ne te retourne pas, ne bouge pas » cette main se sert, elle glisse dans l’échancrure, dans la culotte, entre les fesses, très doucement, Je ne sais même pas ce que je ressens, se dit Hannah, plaisir ou dégoût, plaisir et dégoût, la tentation est forte de vivre le moment jusqu’au bout simplement pour le raconter un jour à quelqu’un, l’homme s’appuie sur elle de tout son corps, de tout son sexe maintenant, l’autre main s’est glissée sur ses seins en se faufilant sous la robe, Hannah ferme les yeux jusqu’au vertige, le yaourt est tombé, répandant son contenu –des sensations pures- et l’image de son jeune frère Gabriel force soudain le passage de façon parfaitement incongrue, violente, il tend sa main vers elle et dit : « elle est jolie cette robe, elle te va bien. Hannah le rembarre : c’est bien la première fois que tu t’intéresses à ce que je porte. Tu as quelque chose à me demander ? -T’es vraiment conne. -Voilà, je te retrouve, va au diable tu m’entends, va te faire foutre !» Le lendemain, il est allé au diable. Il est mort. Le dernier mot que mon frère m’a dit c’est «conne». Ce mot est un bloc insoulevable, Hannah est coincée dessous pour toujours, impossible de bouger, pourtant l’homme ne s’éloignera pas tant qu’elle restera comme ça, sans réagir, il attend de croiser son regard, de lire en elle ce qu’il provoque, oh mais elle va le faire évidemment, a-t-elle le choix, où est donc passée Berthe, c’est maintenant… Elle se retourne.

Elle le reconnaît, évidemment quelque chose au creux de son ventre savait.

Elle a flirté avec d’autres ce soir, lui l’observait avec amusement : « je me souviens de toi toute petite, tu étais farouche et ronde. Te voici hardie et mince, prends garde à toi. – Qui pourrais-je bien craindre ici, ce soir ? »

Là maintenant son oncle lui sourit, tendrement, un sourire intime d’après l’amour…

– Serge.

Le nom tombe de la bouche de la tante, cela fait un bruit de porcelaine brisée. Ils en sursautent tous les deux, et soudain Hannah est submergée, de soulagement, de peur, de fierté, de honte, c’est confus et intense, mais Irène est là, Irène est là et tout va devenir clair.

– Serge chéri, je suis désolée. Hannah n’est qu’une sale allumeuse. Je l’ai observée toute la soirée.

Il s’éclipse dans un hochement de tête compréhensif, il ne dit pas « y a pas de mal » mais presque. Hannah fait face à sa tante, incrédule.

– Irène

– Je ne veux rien entendre. Ta conduite est inqualifiable. Un homme marié. Ton oncle.

L’ordre dans lequel elle formule ses objections frappe Hannah. Marié d’abord. Oncle ensuite.

– Mais c’est lui qui

– A qui comptes-tu faire croire une chose pareille ?

Hannah se sent partir à la dérive. Et si sa tante avait raison ? Elle a de l’expérience, c’est vrai depuis la mort de Gabriel Hannah a changé, elle fait des choses qu’elle ne comprend pas elle-même,

– Tu réalises la tentation qu’une fille comme toi représente pour un homme de cet âge ? Je suis obligée d’en parler à tes parents. Et je ne veux plus que tu mettes les pieds ici. Tu es un danger pour Berthe. Pour nous tous.

Hannah a changé c’est vrai, elle est aussi devenue plus dure, plus forte.

– Tu n’iras nulle part Irène.

Irène fait une volte face brutale et rigide, un pas de danse à la Pina Bausch.

– Pardon ?

– Tu ne diras rien. A personne.

– Ah oui. Et… pourquoi ?

– Parce que sinon je raconte tout.

– Tout ?

– La vérité. A propos de Berthe. Je suis certaine que ça intéressera beaucoup l’homme marié. Mon oncle.

Hannah voit sa tante pâlir sous le Voile de teint Pétale de Chanel. C’est une jouissance violente, aussi trouble que celle ressentie sous les doigts de Serge.

– Je ne vois pas de quoi tu parles.

Hannah a la présence d’esprit de chuchoter. Elle aime sa cousine.

– Le vrai père de Berthe. Il est d’ailleurs là ce soir, ce serait l’occasion parfaite, tu ne penses pas ?

Juillet 2000

– Que s’est-il passé ensuite ? demande Gabriel.

– Rien, dit Hannah. Ma tante n’en a plus reparlé. Et moi non plus. La vie a repris son cours. Comme si cela n’avait jamais eu lieu.

– Et ton oncle ?

– On s’évitait. Nous n’avons plus jamais abordé le sujet.

– Et Berthe ?

– Elle ne sait rien.

– Tu ne penses pas qu’il serait temps de rétablir la vérité ?

– Je ne peux pas.

– Tu n’es liée par rien. Ton oncle est mort, peu importe aujourd’hui ce que dirait ta tante ! Et puis c’était un salaud.

– Je l’ai provoquée.

– Arrête tu entends ? Les adolescents provoquent, ça fait partie de leur nature. Les adultes se maîtrisent. Les oncles, particulièrement.

– Je ne peux pas.

– Parler de ce que t’a fait Serge ? Soit. Mais Berthe, son vrai père.

– C’est impossible, il vit encore.

– Justement ! Tu te rends compte ? Si c’était moi je ne te pardonnerais jamais.

– Foutez-moi la paix bon sang ! Je vous raconte ma vie, c’est déjà assez difficile comme ça, ne vous avisez pas d’essayer de la changer.

– Je suis désolé je

– Je me barre. Et puis y a un truc que je pige pas : que gagnez-vous à tout ça ?

– Je te fais l’amour.

– Non, la baise c’est MA récompense quand j’ai été sage. Mais vous ? VOUS ?

Hannah revint quelques jours plus tard chez Gabriel, chargée d’un geste doux et d’une ou deux phrases abruptes. Elle se serra contre lui, une manière de chasser tout interstice, comme on fait un vide d’air dans une boîte. Gabriel eut l’impression que c’était une façon d’obliger leurs deux mondes à se reconnaître, à s’ajuster.

– Elle est en hôpital psychiatrique.

– Qui donc ?

– Berthe.

– Ecoute, tu n’es pas obligée de me raconter. Si tu veux on ne parle de rien ce soir.

– Si. J’ai besoin que vous compreniez.

Septembre 1986 – Janvier 1987

Un matin, un an après la fête donnée par Irène, l’oncle Serge fut retrouvé mort, assis dans son tracteur, entre deux rangées de vigne criblées de grêlons. On parla de crise cardiaque, mais Berthe resta persuadée que son père avait succombé au chagrin à la vue de son précieux vignoble saccagé. Elle se sentit flouée : son père aurait-il souffert autant si elle, était morte sous ses yeux ?

La famille garda les hectares de Pomerol, Irène put conserver la maison. Aussitôt, elle congédia les domestiques -à l’exception de Maria et du vieux Justin-, arracha les doubles rideaux, ouvrit la cuisine en grand et demanda aux filles, cérémonieusement, de dévisser la sonnette de la salle à manger. Elle s’acheta un chien, un golden retriever doux et pâle qu’elle baptisa Shadow par envie manifeste de faire désormais tout le contraire de ce qu’on attendait d’elle. Plus surprenant encore : elle se remit au piano, dont elle avait autrefois joué avec talent. Un sang vif coulait dans les veines de la maison, un sang de soleil, de musique, de parfum de fleurs. Irène donnait l’impression d’avoir un programme secret, élaboré depuis des années. Elle reprenait sa vie là où elle en était restée. Mais quand ?

Un jour, les pots de chrysanthèmes étaient à peine fanés sur la tombe de son oncle, Hannah trouva Berthe en larmes. Elle la prit dans ses bras, la berça.

– Heureusement que tu es là, dit Berthe. Heureusement que tu es là pour partager ça avec moi.

– La mort de ton père ?

– le soulagement de ma mère. Sa joie, sa liberté. Moi je ne comptais pas, mais j’ai toujours cru qu’ils s’aimaient, tu comprends ? Il est mort et elle revit. Il y a quelque chose qui m’échappe. Tu n’as pas une idée ?

– Non. Je dirais… qu’elle va de l’avant ?

– Alors, elle y va à toute vitesse.

Cela se fit insidieusement.

Berthe se mit à passer de longs moments sur la tombe de son père. Elle demandait à Hannah de l’attendre dans la voiture pour se recueillir seule, apportait des fleurs fraîches, restait assise sur la pierre aiguisée par l’hiver. Dans la semaine qui suivit ses dix-huit ans, Berthe fut convoquée chez le notaire pour régler la question de l’héritage. Elle téléphona aussitôt à sa cousine.

– Tu ne m’accompagnerais pas ? Je n’ai pas envie d’y aller toute seule.

– Et ta mère ?

– Tu plaisantes ?

– Pardon. Bien sûr. Je viendrai avec toi.

Hannah passa une demi-heure dans la salle d’attente avant de voir Berthe sortir du bureau du notaire, en larmes.

– Il m’a léguée sa camionnette ! Pas sa voiture, sa camionnette, un utilitaire ! Alors que je n’ai même pas le permis. Tu te rends compte ? Et quelques masures ça et là.

– Et… les vignobles de Pomerol ?

– La Famille garde tout.

– Mais… tu es la famille !

– Il y a une histoire d’indivision. Je n’ai pas tout compris.

– Heureusement que tu as horreur du vin !

Berthe n’avait même pas souri.

– Jusqu’au bout il m’aura emmerdée le Serge.

– Ne l’appelle pas comme ça, c’était ton père et tu l’aimais.

Un jour arriva où Hannah réalisa qu’elle n’avait pas vu sourire sa cousine depuis plusieurs dizaines de bouquets déposés au cimetière.

Et un autre où Berthe cessa de répondre au téléphone.

Finalement le téléphone lui-même renonça à émettre le moindre signal.

Hannah n’ouvrit pas la porte de l’appartement de Berthe.

Pas tout de suite.

Elle resta appuyée sur le battant, elle en avait croisé des portes depuis un an, des douloureuses, des récalcitrantes.

Le volet rouge sur lequel sa mère avait tambouriné ce matin de juin, il y a mille ans, il y a à peine plus d’un an.

La porte vitrée de l’immeuble en arrivant à Biarritz, à laquelle Hannah s’était heurtée –je n’ai pas le code, mon Dieu JE N’AI PAS LE CODE– jusqu’à ce que la phrase se torde et que son double sens en jaillisse brutalement. Ce moment avait eu fugacement raison d’elle, de sa détermination, je ne sais pas comment m’y prendre, et si je m’en allais, si je marchais jusqu’à entrer dans la mer et disparaître ? Mais un voisin avait surgi par-dessus son épaule, tapé 1 4 7, c’était un immeuble de vieux et il fallait que les chiffres soient alignés d’une manière ou d’une autre, horizontale verticale diagonale, facile à retenir.

Il y avait aussi l’ascenseur qui s’était ouvert trop vite sur son père.

Ou encore cette maudite portière de voiture qui l’avait prise au piège une fois où elle avait fait du stop au milieu de la nuit il n’y avait guère plus de trois mois,

Elle tourna la clé dans la serrure et ouvrit.

– Berthe ?

L’appartement était plongé dans l’obscurité.

– Berthe, tu es là ?

Elle trébucha jusqu’à la fenêtre et tira les rideaux en grand. Berthe était couchée dans le lit.

– Berthe, reprit Hannah d’une voix tremblante.

Depuis la mort de son frère elle n’entendait plus les prénoms de la même façon. Elle l’appelait souvent à haute voix, extrêmement troublée que Gabriel puisse continuer d’être prononcé sans qu’on y constate, en rien, la disparition de celui qui le portait.

Les noms des morts devraient être amputés. Mutilés. Endeuillés.

– Berthe ?

Berthe respirait. Elle dormait.

Hannah se lova à ses côtés, resta longtemps à écouter son souffle puis s’endormit.

Le froid la réveilla, c’était le plein hiver et le chauffage ne semblait pas allumé. L’atmosphère de l’appartement lui parut étrange. Les vêtements qui traînaient, la poubelle vide, le frigo quasi plein, les fruits moisis avant d’avoir été sortis de leur emballage…Comme si les occupants s’étaient absentés pour une raison inconnue et impérieuse.

Hannah retourna au chevet de Berthe, l’appela, la secoua, finit par hurler,

Elle ne se réveillait pas.

Hannah bondit sur le téléphone, souleva le combiné et se souvint : coupé, pas la moindre tonalité.

Elle ne se demanda pas ce qu’elle devait faire, elle le fit. Revenir vers Berthe, la secouer de nouveau, lui balancer un verre d’eau à la figure, la sentir réagir, la porter jusqu’à la voiture, la conduire à l’hôpital.

– Ne vous inquiétez pas, elle va bien.

– Pardon ? Comment est-ce possible

– Je veux dire, ce n’est pas une tentative de suicide. Et elle n’est pas malade. D’ailleurs elle s’est réveillée.

– Je peux la voir ?

– Vous êtes de la famille ?

– Je suis sa cousine.

– Un père, une mère ?

– Le père est mort, la mère est loin.

– Il faut l’hospitaliser.

– Je croyais…

– Elle va bien… physiquement.

– Alors ma Berthe, qu’est-ce qui t’arrive ?

– Tu vas me sortir de là, dis ?

– Raconte-moi un peu, je n’arrivais pas à te réveiller ce matin…Tu avais décidé  d’hiberner jusqu’au printemps ?

– Je ne sais pas, c’est mon père, j’ai peur…

– Peur ?

– Il va être furieux quand il va savoir.

– ………….

– J’ai cassé sa camionnette. Un accident bête.

Il y avait eu une sorte de discussion. D’un côté le psychiatre, une interne, l’infirmière de garde, la psychologue. En face, Hannah et Berthe. Qui tenait sa cousine farouchement par la main.

– Puisque je vous dis que je vais bien. Serge va m’engueuler, et alors ? Je ne me suis même pas blessée dans l’accident.

– Pourquoi appelez-vous votre père par son prénom ?

– Je ne vois pas très bien ce que ça peut foutre.

Ils lui expliquèrent avec une grande douceur qu’il n’y avait pas eu d’accident. Qu’elle avait besoin d’aide. Demandèrent à Hannah de confirmer que son père était mort. Sur son tracteur, il y a six mois, tu te souviens ? La vigne, la grêle, la nuit. Le testament. La camionnette.

Ils emmenèrent Berthe. Offrirent un café à Hannah. – Vous voulez qu’on prévienne vos parents ? -Non, merci. – Vous avez quelque part où aller ? Quelqu’un chez qui dormir ? -Oui, oui.

Hannah s’était installée dans sa voiture sur le parking, la tête sur le volant. Les cris de Berthe, les supplications de Berthe. – Hannah, ne les laisse pas faire ! Je suis une femme libre ! Je ne te pardonnerai jamais tu m’entends ? JAMAIS !

Hannah leva les yeux vers le bâtiment.

Et soudain elle la vit.

Berthe, derrière une fenêtre verrouillée dominant le parking, au 2ème étage. Les poings noués sur les barreaux. Elle regardait Hannah, le visage ravagé, les yeux fixes, elle faisait non, non de la tête, elle articulait le mieux possible « ne me laisse pas, ne fais pas ça». Hannah répondit de la même façon silencieuse, « non, non, je ne t’abandonnerai jamais, mais je ne peux pas venir te chercher, je n’ai pas le droit ».

Même à cette distance, Hannah vit les larmes couler sur les joues de Berthe sans qu’elle y prête la moindre attention, cela ne semblait pas la concerner, de l’autre côté du pare-brise Hannah se mit à crier : – Essuie tes larmes bon sang, c’est toi qui pleures, il n’y a personne d’autre derrière ce visage, c’est toi, tu es toi !

Elle tourna la clé de contact, fit marche arrière et démarra, les yeux vrillés au rétroviseur.

Peu à peu, le visage de Berthe s’enfonça dans le trou de la nuit.

(La suite au prochain épisode)

Un roman de Catherine Rosane

Un Commentaire

  • Posté le 20 November 2013 à 17:12 | Permalien

    Bientôt la suite ?