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Detroit, ville ouverte

Aujourd’hui, la plus grande ville du Michigan s’offre à qui veut et tourne au ralenti, comme ses usines automobiles. Alors, les taxis sont libres et les rues désertes, ouvrant la voie à tous ceux curieux de voir à quoi ressemble 313.

Le monde entier suit la descente aux enfers de l’ancienne force de frappe industrielle de l’Amérique, dont les symptômes bien connus sont une municipalité en faillite, un taux de criminalité record et la perte de la moitié de sa population en trente ans. Detroit garde toutefois la marque des grands, avec ses constructions monumentales ou son quadruple échangeur au cÅ“ur de la ville. Ce sont les premières images que nous voyons en arrivant. Nous avons la lourde réputation de Detroit en tête, charriant avec nous de l’appréhension et une curiosité peut-être déplacée.

Census Michigan

A quoi s’attendre ? Detroit est certes la ville la plus dangereuse des Etats-Unis, mais aussi une signature, celles de Berry Gordy, d’Iggy Pop, du début des Jackson 5, des White Striples, d’MC5, de Sixto Rodriguez, d’Eminem, ou de l’ancienne machine a tubes “Noirs”, la Motown Records.

Et c’est à la poursuite de cette maison de disques que nous nous lançons à notre arrivée. Sorti de la sinistre gare Greyhound, nous prenons un taxi dans cette direction. C’est un African American, à l’instar de 87% des habitants de l’agglomération, qui nous conduit.

Il nous fait passer le Boulevard Martin Luther King Jr, puis le Grand West Boulevard, pour arriver au bout de 7 miles (presque 8) à l’ancienne maison de Berry Gordy. Cet homme a fondé la petite Motown – dont le nom est une contraction de Motor Town – au début des années soixante, de laquelle il a révélé Marvin Gaye, Diana Ross, les Supremes, les Jackson 5 ou encore les Temptations. Sur place, nous prenons en route une visite faite par un guide nomme Jordan.

Il s’appuie sans effort sur deux mamies toujours prêtes à opiner à chacune de ses anecdotes, ainsi qu’à entonner avec lui les plus grands tubes de la station. Nous visitons au passage la fameuse “pièce à écho”, dans laquelle une trappe reliée à un studio permettait de créer des effets audio à moindres frais. Nous voyons ensuite le bureau de Berry Gordy, le sofa de Marvin Gaye. Nous sommes ici dans l’antre qui a vu cette musique, la soul, changer de dimension. Et le guide tient à le faire savoir. Il nous communique à l’envi les chiffres d’affaires et revenus de la compagnie, qui ont explosé durant les années 60 et 70. Aujourd’hui c’est une autre histoire : la Motown est basée à Los Angeles et est détenue par le groupe français Vivendi Universal. Peu importe.

Nous finissons la visite dans le studio principal, dans lequel Jordan nous fait entonner en canon “My Girl”, un classique popularisé par les Temptations et surtout, Otis Redding.

Lorsque nous sortons, la rue est déserte et le froid se fait sentir. Nous parvenons péniblement – la chaussée n’est pas déneigée – au Henry Ford Hospital pour prendre un taxi. Pour un peu plus de 2 euros chacun, nous sommes emmenés au quartier Grec, censé être l’un des quartiers les plus animés de la métropole. Si le casino, construit il y a peu et devenu un des plus gros employeurs de la ville – aprés l’Hôpital et les services sociaux-, s’agite un peu, le reste est bien désert. Nous prenons un burger devant un match de Basket des Pistons et gagnons notre hôtel. Nous nous trouvons ainsi au dernier étage d’un immense complexe des années 60, avec une vue sur tout le centre-ville. Un samedi soir à 20h, nous ne voyons personne dans les rues depuis notre fenêtre.

A l’intérieur, l’hôtel fleure bon la recréation des années Nixon : moquette type “Aéroport de Djeddah”, rideaux blancs, peignoirs ultra-épais, verres de scotch, bible sans l’Ancien Testament.

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Après une sieste, nous partons à pied, et toujours sans croiser personne, pour le TV Lounge, un club recommandé par le site chéri des jeunes “Resident Advisor”. Il y a encore très peu de monde à notre arrivée, seulement un trentenaire vacillant sur la banquette en cuir, un homme aux cheveux laqués et sa femme. Le serveur s’excuse, lui, d’être autant à la peine et nous explique qu’il a organisé la veille une soirée agitée pour la plus grande fraternité noire de l’Université de Detroit. Nous prenons un whisky au bar et regardons les gens arriver.

Dans l’ensemble, leur dégaine ne dit rien d’eux tant elle est sobre. Ils ne portent pas la marque la plus répandue dans les clubs européens, celle inscrite sur le front et qui dit “qu’au cas ou tu ne l’aurais pas remarqué, je cherche à être un mec alter”.

Entre deux whiskys, nous rencontrons Nick sur la terrasse. Il travaille dans l’équipe design de la FIAT à Detroit et râle contre “Ces putains d’Italiens qui nous possèdent à 80%”. En parallèle, il nous dit beaucoup de bien de sa ville, qu’il aime et qu’il encourage à visiter. Tel est l’avis général des personnes qui viennent nous parler : 313 is worth it.

Nous retournons à l’intérieur où la fête bat maintenant son plein avec une quarantaine de personnes. Peu ont l’air vraiment hors d’eux-mêmes et tous apprécient la musique deep maison. Je discute avec l’un des DJs, Dylan B, qui me raconte qu’il tente de combiner les influences de la techno historique de Detroit avec celles, plus actuelles, venues d’Europe.

Après une courte nuit, nous voilà à arpenter le centre-ville de Detroit sous la neige. Nous croisons notre première personne dans la rue ! Les immenses constructions sont pour leur époque d’une incroyable audace. C’est le cas du Guardian Building, construit dans l’esprit Art Deco avec des jeux de couleurs magnifiques. Le reste est une succession de beaux immeubles et centres “Ford” ou “Trump”. Autrement, presque pas de magasins et un mot d’ordre sur les façades : “A LOUER, PRIX ATTRACTIF”.

Nous nous rendons au Nord vers Mid-Town, un quartier séparé du centre-ville par un léger no man’s land. On voit déjà les inscriptions “Bankruptcy” qui font la joie des magazines alter-mondialistes en Europe. On devine sous la neige que l’herbe et le lierre ont investi bon nombre de maisons abandonnées. L’objet de notre visite est moins terre a terre : le Detroit Institute of Fine Arts, détenteur d’une des plus grandes collections d’art des Etats-Unis. Le musée se révèle être a la hauteur de nos espérances, au niveau des grands musées de Paris, Madrid ou Londres. Il est à noter une fresque monumentale de Diego Rivera dédiée à l’industrie automobile. Sur quatre murs d’environs 30m sur 8 chacun, Rivera a peint la Motor Town, ses chaînes de montage et ses ouvriers. Nous parlons de cela dans le Kresge Court du Musee. C’est un des plus beaux cafés intérieurs où j’ai pu aller, dont le service restauration est cependant assuré par Sodexo.

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Nous trouvons ensuite un chauffeur de taxi pour nous emmener à la Central Michigan Station, la plus grande construction abandonnée des Etats-Unis. Jusque dans les années 1980, elle donnait le départ de grandes lignes de chemins de fer et de fret. Les bureaux attenant occupaient les 18 étages de l’ouvrage ! Sous la neige, elle fait désormais peur et est à la mesure du déclin de la ville. Un drapeau américain et une patrouille de police se chargent tout de même de ne pas laisser le lieux complètement à l’abandon.

Le chauffeur de taxi nous explique lui qu’il est venu à Detroit, après avoir grandi dans le Sud des Etats-Unis, pour l’industrie automobile et qu’il a dû s’adapter comme beaucoup. Il remonte sa fenêtre, le vent souffle fort dans cette partie de la ville.

De retour au Centre, nous refaisons un petit tour pour quelques provisions. Une épicerie de centre-ville a l’air impeccable et nous invite à y entrer. Le patron de l’établissement aurait sa place sans audition dans un thriller pervers : dégarni, avec une fine moustache, hyper maniaque, il rabroue des vagabonds trop insistants avec fermeté.

Nous finissons notre week-end en passant dans une vente aux enchères de bibelots. Au 5ème étage d’un immeuble en face du complexe General Motors, elle met en vente des objets faussement antiques et franchement moches. Après quelques minutes, nous partons par une porte étroite.

Louis Boillot