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Ces mots qui agacent

Alors que la question de sa vie privée semble désamorcée, le Président de la République est attendu sur d’autres dossiers. Après la pause fiscale, le moment est venu de donner au Premier ministre sa feuille de route pour mettre en œuvre une politique de rigueur qui ne dit pas son nom. Un agenda ambitieux pour le gouvernement, chargé d’opérer non un tournant mais une simplification.

Vous les avez reconnues ? Ces formules soigneusement élaborées dans le secret des cabinets ministériels ou parfois surgies de nulle part, mais toujours relayées –délayées- par les médias ? Du jour au lendemain, personne ne semble plus pouvoir s’en passer. A force de les entendre pourtant, on ne peut se défendre d’un malaise. Artificielles, vaguement creuses, elles semblent opérer comme des masques. Des boucliers, non pas fiscaux mais politiques, derrière lesquelles se cacherait, au mieux la vérité, au pire une intention peu louable.

Décryptage de quelques exaspérants éléments de langage.

Tabou : l’exemple de la rigueur

S’il est un mot qui doit vivre son destin douloureusement depuis plus de 30 ans dans le monde politique, c’est bien rigueur. Il n’est prononcé que pour être nié, comme un odieux retour du refoulé. L’étymologie serait-elle en partie responsable de cette désaffection ? Le latin rigor est clair : il est question de sévérité inflexible, de dureté extrême. Une répression, une sanction seront d’autant plus redoutables que la rigueur s’en sera mêlée. De même nous font frissonner les rigueurs de l’hiver, menaçantes et plurielles. Rigueur a sans surprise la même origine que rigidité et porte la même idée de raideur. Il faut attendre le XVIe siècle pour que rigueur s’enrichisse d’un sens positif. A la sévérité morale correspondent l’exactitude scientifique, la précision, la logique. Rien de plus valorisée que la rigueur d’un raisonnement, d’une pensée. Rigueur flirte ici avec rectitude.

Mais peine perdue en politique : rigueur est frappée d’une tache originelle et indélébile. En mars 83, Pierre Mauroy utilise le terme pour qualifier un changement de politique (Mitterrand s’en gardera toujours) et le définit comme « l’association de l’austérité et de l’espoir ». Une sorte de voie moyenne entre deux extrêmes, qui constitua pourtant une des grandes césures de la société française, sommée de prendre en compte les premiers signes de la mondialisation et de faire preuve de réalisme. Adieu l’ancien ordre protecteur, maîtrisé, les idéaux de changement, était venu le temps des risques, de l’imprévisible, du pragmatisme.

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Quelles sont les recettes de la rigueur ? Là, les politiciens de tout bord sont (hélas ?) à peu près d’accord. Laissons Nicolas Sarkozy en parler en juin 2010 : “Il y a des pays qui baissent les rémunérations des fonctionnaires, qui licencient des fonctionnaires, qui réduisent de façon drastique les dépenses publiques, qui augmentent de plusieurs points la TVA : ça, ça s’appelle une politique de rigueur”. La rigueur, c’est donc le gel des dépenses de l’Etat, spectre qu’on agite pour mieux l’éloigner : “Tous les efforts que nous faisons sont destinés à éviter d’atteindre cette autre étape”, ajoute-t-il ce jour-là, se livrant à un chantage implicite (soit vous faites des efforts, soit je passe à la rigueur). Efforts : le mot sert également à masquer la rigueur. Car il faut bien trouver des subterfuges et l’euphémisme en fait partie. Il s’agit d’atténuer la réalité, de voir les choses positivement. Non, nous ne souffrons pas, nous fournissons des efforts. Si les efforts sont « justes » (Ségolène Royal), ils n’en sont que plus acceptables. Pinaillerie ? Loin de là. Car la notion d’efforts comporte aussi, contrairement à la rigueur, un volet relatif à l’imposition. Et s’ils sont justes, cela signifie (dans un discours de gauche) que les plus hauts revenus seront mis à contribution dans un but de justice sociale. Tout cela, nous l’entendons inconsciemment. Associés à redressement, les efforts nous conduiront vers le monde meilleur de la croissance retrouvée, où sera possible la redistribution (Pierre Moscovici).

En cet été 2010, Sarkozy joue subtilement sur les mots, consentant à parler de « politique rigoureuse » mais certes pas de rigueur. Ce qu’il a bien compris (et à sa suite tout le personnel politique), c’est que l’adjectif semble nettement moins ambivalent que le substantif. Hormis l’hiver, tout ce qui est rigoureux est bon.

Mais quatre jours plus tard Fillon, en visite au Japon, lâche que « de tous les budgets de l’Etat, le seul qui n’est pas soumis à la rigueur, c’est celui de l’enseignement supérieur ». Le terme court sur les ondes et suscite les quolibets de l’opposition. Le gouvernement serait « passé aux aveux ». Gaffe ? Pas tant que cela. Car la nouvelle tendance est d’assumer ses propos, et de les moduler en fonction des interlocuteurs-cible, comme en publicité. Ce jour-là Fillon est soucieux de ne pas effaroucher les investisseurs et de rassurer les marchés, précisera la presse. “Oui, nous menons une politique de rigueur s’agissant de la dépense, je n’ai pas peur d’utiliser ce mot”, déclare-t-il lors d’une conférence de presse en Nouvelle-Calédonie un peu plus tard. “Je ne le regrette pas, je ne le retire pas et je le répéterai chaque fois que j’en aurai l’occasion”.

Sans doute n’a-t-il pas convaincu Christine Lagarde car le 10 juillet 2010, elle vient à la rescousse et ose proposer la ri-lance, néologisme contracté de rigueur et de relance traduisant la volonté de réunir en un même idiome la réduction des dépenses publiques et la relance de la croissance. Tentative moquée et vite oubliée.

Complexe

Toujours est-il qu’à compter de ce moment, la droite se décomplexe, même s’il faut attendre septembre 2012 pour que François Copé s’approprie le vocable. Là encore, un tour de force linguistique et démagogique. Etre décomplexé, c’est revendiquer tout ce que l’on est. Issue d’une tendance de la psychologie, cette posture s’inscrit à l’opposé de la culpabilité. Elle s’appuie sur l’affirmation d’une nouvelle estime de soi, qui court-circuite les objections. Inutile de me culpabiliser, je suis comme je suis, avec mes défauts. Une attitude qui a de nombreux avantages. Elle permet de dire et faire n’importe quoi, l’assurance avec laquelle on s’exprime l’emportant sur le fond du propos. L’ensemble de la classe politique, à droite comme à gauche, joue désormais la carte de cette désinvolture qui passe pour du courage. J’ai triché ? Et alors, qui ne triche pas aujourd’hui ? Je n’ai pas déclaré mes comptes en Suisse ? Vous parlez de ces sommes dérisoires ? Je suis pour la fermeture de nos frontières, ça ne fait pas de moi un raciste, etc. Plus besoin de se dissimuler, ni de changer. Le rôle en deviendrait presque louable : me voici porte-parole de ceux qui se taisent mais n’en pensent pas moins. La récente affaire Dieudonné en est une bonne illustration.

[caption id="attachment_7610" align="alignleft" width="482"]Le Huffington Post, 22 janvier 2014 Le Huffington Post, 22 janvier 2014[/caption]

Entre la prudence et l’impudence, le langage politique dominant semble ne pas connaître d’intermédiaire. On aurait pu espérer que François Hollande, conformément à l’image qu’il s’est forgée, se mette enfin à utiliser les mots normalement. A appeler la rigueur par son nom. Il aurait pu tirer parti de ce parler vrai, que nous sommes tous capables d’entendre. Mais pour cela, il eût fallu mettre fin à l’hypocrisie, faire preuve de courage et cesser de nous infantiliser.

Tics

A l’opposé des mots tabous, qui se cachent, d’autres occupent sans scrupule le devant de la scène. Ce sont les tics de langage, tout aussi exaspérants. Avez-vous remarqué que les chefs d’Etat ont tous, depuis quelques temps, un obscur agenda ? Non qu’ils disposent d’un carnet ou d’un outil électronique pour noter leurs rendez-vous, ce qui est bien le moins. Ce sens-ci est au demeurant le seul admis par la langue française, du gérondif latin agenda : choses devant être faites, puis par métonymie registre où l’on inscrit ces obligations. La définition s’affine encore au XVIIe : le terme désigne alors un carnet où figure un découpage temporel (mois, semaines, jours, voire heures) afin d’y inscrire ce que l’on doit, veut, pense faire, à un moment précis. L’agenda est devenu prévisionnel et organisationnel, venant en renfort de notre mémoire. Sans lui, point de rendez-vous réussi. Le sens nouveau nous vient lui d’Amérique, de ses dirigeants préoccupés et de leur propension à en faire état, dans les médias ou dans les séries télé. Agenda a d’abord désigné en anglais l’ordre du jour d’une réunion. Or l’ordre du jour, ce sont les points importants à aborder, donc à traiter. Du constat à l’initiative concrète, le glissement est logique : on en arrive au plan d’actions, au programme de mesures. (Combien de temps avant que le pratique address a problem, combinant à la fois attaquer et résoudre, se glisse dans notre lexique) ? L’agenda américain combine donc les problèmes importants à traiter, et les objectifs à atteindre. Voilà comment nos présidents successifs en sont venus, depuis 2010, à avoir un agenda ambitieux, surtout quand ils se rendent à l’étranger pour faire entendre la voix de la France. Il s’agit de faire d’une pierre deux coups : aborder les questions qui fâchent et défendre nos intérêts. Ainsi quand François Hollande se rend au Brésil en décembre 2013, la préoccupation majeure est officiellement le rapprochement des deux pays. La solution et l’objectif réel ? La vente de l’avion Rafale. Comment dit-on rater un agenda, en anglais ?

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Peut-être le Président n’a-t-il pas respecté la feuille de route pourtant définie avec ses équipes. Là encore, on devine ce que désigne cette locution un peu vague. On imagine un document où figureraient dans leurs grandes lignes les objectifs d’un projet, la stratégie générale, la tactique à adopter pour y parvenir. On pressent qu’un calendrier serait utile dans le dispositif, avec des étapes.

L’acte de naissance du sens moderne remonte vraisemblablement au plan élaboré en 2003 par le Quartet (réunissant les Etats-Unis, l’ONU, l’Europe et la Russie) pour le règlement du conflit israélo-palestinien. L’enjeu est donc diplomatique. C’est le terme anglais qui s’est imposé de lui-même : roadmap. Quelle que soit la langue, la formule est intéressante car elle est ici appliquée au processus de paix alors qu’elle est issue de l’univers militaire. Bévue révélatrice ? Renversement symbolique ? Difficile à dire.

[caption id="attachment_7612" align="aligncenter" width="500"]Exemple de feuille de route délivrée aux reporters circulant en Algérie Exemple de feuille de route délivrée aux reporters circulant en Algérie[/caption]

Notons que le sens propre, militaire, est moins riche. Muni de sa feuille de route, un soldat sait qu’il vient de recevoir un ordre de mouvement vers un lieu (une caserne, un point de ralliement) lui précisant le chemin à emprunter et les hébergements prévus. Un chauffeur de car connaît les étapes de son parcours. Et un serviteur de l’Etat sait qu’une mission l’attend, avec des enjeux à mesurer, des objectifs, des moyens (faibles !), des échéances. Ainsi Arnaud Montebourg peut-il déclarer en janvier 2014 : “La feuille de route sur le développement de l’hydrogène en France sera rendue publique dans deux à trois semaines ». Ou Jean-Marc Ayrault assurer ces jours-ci que « tous les ministres se sont impliqués personnellement dans la rédaction d’une feuille de route pour l’égalité femmes – hommes dans leur champ de compétences ». Si elle est correctement suivie, la feuille de route peut aboutir à un changement positif, moyennant évidemment qu’on poursuive les  efforts. Ensuite, il suffira d’un peu de pédagogie, et nul doute que nous adhérerons à l’action du gouvernement !

Catherine Rosane