Abus de faiblesse est le film autobiographique de Catherine Breillat qui retrace sa relation avec Christophe Rocancourt, un escroc qui lui soutira il y a quelques annĂ©es quelques 800 000 euros en profitant de ce que la rĂ©alisatrice Ă©tait physiquement dĂ©munie aprĂšs un AVC (tout le cĂŽtĂ© gauche de son corps Ă©tait paralysĂ©). Il sâouvre sur la crise de Maud (Isabelle Huppert), puis sur sa rĂ©habilitation hospitaliĂšre. Une fois sortie, la rĂ©alisatrice remarque Ă la tĂ©lĂ©vision un homme connu pour ses arnaques, Vilko (Kool Shen), quâelle veut faire jouer dans son prochain film. Alors que tout le monde lui conseille de sâen dĂ©tourner, elle sâinstalle avec lui dans une relation destructrice. FascinĂ©e par ce personnage manipulateur, Maud se met Ă lui faire des chĂšques aux sommes toujours plus exorbitantes. Au cĆur du film, cette fascination se double par celle que Breillat entretient elle-mĂȘme avec la perversitĂ© de ce personnage fĂ©minin alter ego.
Lors de sa premiĂšre rencontre avec Vilko, Maud lui raconte le film quâelle veut faire. Câest lâhistoire dâun homme qui tombe amoureux dâune star et qui parvient Ă la sĂ©duire. Elle lui dĂ©crit tout particuliĂšrement la fin. Les deux amants sont dans le misĂ©rable appartement du personnage masculin que la star a Ă©trangement acceptĂ© de pĂ©nĂ©trer. Lorsquâil lui demande de partir, elle refuse. Elle le poursuit jusque dans sa petite salle-de-bain dâun blanc Ă©clatant, clinique, prĂ©cise Maud : lĂ , hors de lui, il en vient Ă lui fracasser la tĂȘte sur le carrelage qui se voit marquĂ© de longues trainĂ©es rouges ; puis il la porte sur la table de la cuisine oĂč il continue Ă lui rouer le visage de coups de poing ; Ă demi morte, il lâĂ©tale sur le lit de la chambre oĂč elle lui dit en souriant quâelle ne souffre pas, puis sombre dĂ©finitivement. Etrange fantasme que celui de Maud. Fantasme de couleurs, fantasme dâun masochisme extrĂȘme et dâun personnage contreânature que la souffrance ne pourrait pas atteindre. De maniĂšre assez classique, Abus de faiblesse entretient dans une mise en abĂźme un grand nombre de similitudes avec cette histoire. Il est la rencontre de deux ĂȘtres aussi froids lâun que lâautre qui vont entretenir une relation sadomasochiste.
La premiĂšre chose qui attire Maud chez Vilko, ce sont ses yeux. « Il est parfait, dit-elle en le dĂ©couvrant Ă la tĂ©lĂ©, son regard est froid, neutre, câest tout Ă fait le personnage du film ». Sans scrupule, Vilko est un ĂȘtre violent et dĂ©terminĂ© par son lien Ă lâargent. De la mĂȘme maniĂšre, Maud est lâĂ©gal de son personnage de star, un ĂȘtre Ă la limite de lâhumain (« ce qui manque aujourdâhui, câest lâhumain », dit dâailleurs Vilko Ă la tĂ©lĂ©). Elle se dĂ©finit dâailleurs comme « lâĂȘtre le plus heureux du monde, parce que tout ce qui lui arrive, elle est capable de le supporter ». A plusieurs reprises, Vilko dĂ©crit Ă Maud son manque dâĂ©motion, son incapacitĂ© Ă se laisser surprendre. Devant les catastrophes qui sâenchaĂźnent, devant toutes les complications et les douleurs extrĂȘmes liĂ©es Ă lâAVC, Maud ne dit rien, ne se plaint pas, ne crie pas, ne pleure pas. Elle endure et, patiemment, tente de trouver un moyen de dĂ©passer sa condition physique pour appeler Ă lâaide. Cette neutralitĂ©, cette force de rĂ©sistance Ă la douleur, presque incomprĂ©hensible, surhumaine, et qui trouve rĂ©sonnance en la froideur de Vilko, elle est le cĆur de la fascination que Breillat dĂ©ploie sous nos yeux. Quant Ă savoir si ces caractĂšres de froideur et lâinconsĂ©quence de sa relation avec Vilko sont liĂ©s Ă lâAVC, le film ne rĂ©pond pas. Il est fort Ă parier quâil sâagit en rĂ©alitĂ© de la nature profonde de Maud. Son AVC ne serait ainsi quâun Ă©vĂ©nement douloureux parmi tant dâautres quâelle aurait surmontĂ©s impassiblement.
Autobiographie, autoportrait, Abus de faiblesse marque donc une attention de Breillat Ă elle-mĂȘme en la personne de Maud, une fascination pour cette force de pierre doublĂ©e dâautodestruction. Plus encore que sa capacitĂ© Ă surmonter la douleur, câest mĂȘme la recherche de la douleur qui est lâobsession de cette femme. Tout agit comme si Maud provoquait une mise en danger de plus en plus grande pour mettre Ă lâĂ©preuve sa capacitĂ© Ă en supporter les consĂ©quences dĂ©sastreuses. Le plaisir semble loin de ce masochisme oĂč la souffrance se recherche pour elle-mĂȘme. Câest cette constance du refus Ă©motionnel et sentimental qui intĂ©resse ici. Pour en faire lâexamen, pour faire son auto-examen, Breillat choisit lâusage de la rĂ©pĂ©tition. Celle-ci va guider la forme scĂ©naristique, dramaturgique et jusquâĂ la mise en scĂšne du film. Lâexemple le plus frappant apparaĂźt dans la multiplication des sĂ©quences similaires qui voient Maud signer des chĂšques Ă Vilko. Si les sommes de plus en plus impressionnantes sont une variable, il sâagit surtout dâappuyer lâenfermement conscient que Maud sâimpose. Elle le dit dâailleurs en boucle dans le gros plan face camĂ©ra qui achĂšve le film : « CâĂ©tait moi, et câĂ©tait pas moi. » Maud est consciente de ce quâelle fait, et Vilko ne lâoblige Ă rien. Câest la maniĂšre quâelle a de se mettre en danger qui dĂ©passe son contrĂŽle ; voilĂ la maladie, ou si lâon prĂ©fĂšre la folie de ce personnage, et une vision assez claire de ce que peut ĂȘtre lâautodestruction. Par consĂ©quent, lâabus de faiblesse du titre est Ă remettre en perspective : câest moins le handicap physique de Maud liĂ© Ă lâAVC que Vilko met Ă profit, que la nature masochiste de cette femme amenĂ©e Ă prendre des risques vouĂ©s Ă lâĂ©chec. Maud sait pertinemment que Vilko est un escroc, puisque câest cet amoralisme mĂȘme, ce cĂŽtĂ© manipulateur et menteur, sans scrupule, qui lâont dâabord attirĂ©e chez lui. Elle nâen dĂ©cide pas moins de lui cĂ©der toute sa fortune contre des bonnes paroles.
Lâaboutissement dâun tel tableau opĂšre dans la mise en scĂšne rĂ©pĂ©tĂ©e de situations de crises et de douleurs ravalĂ©es. On assiste Ă une accumulation de ce quâon pourrait appeler les scĂšnes au sol oĂč, aprĂšs une chute, Maud se tortille Ă terre et rampe comme une larve. Toujours filmĂ©es de haut, en plongĂ©e, ces images semblent redoubler la douleur de Maud en venant peser de tout leur poids sur son corps dĂ©jĂ amoindri. PoussĂ©e Ă son paroxysme, la fascination pour le masochisme inhumain de Maud se voit ainsi retournĂ©e dans son prolongement nĂ©cessaire : celui du sadisme de Breillat dans son obsession Ă contempler un personnage Ă ce point souffrant. Mais on voit bien alors comment, du point de vue de Breillat, un tel sadisme peut ĂȘtre Ă son tour transposable en masochisme puisque, Maud Ă©tant son alter ego, tout le sadisme quâelle lui applique la concerne au mĂȘme degrĂ©, se retourne en fait sur elle. Plus Breillat se dĂ©chaĂźne sur Maud en rĂ©pĂ©tant et en multipliant ses misĂšres, plus câest elle-mĂȘme quâelle accable. De la mĂȘme maniĂšre, Maud se piĂšge toute seule en se mettant entre les mains de Vilko. Quant au sadisme de cette derniĂšre, il reste de moindre ampleur. Vilko souligne Ă plusieurs reprises sa volontĂ© de domination perverse : en lui nouant ses chaussures, en la portant dans les escaliers ou pour la faire monter en voiture, il Ă©voque Ă chaque fois le dĂ©sir de Maud de faire de lui son esclave, et ce dâautant plus quâil est un homme. Maud accueille toujours ces remarques avec un lĂ©ger gloussement jubilatoire. Se noue ainsi une trame du sadomasochisme sur laquelle trois personnages se placent selon leur lien Ă une douleur-domination : dâun cĂŽtĂ©, Vilko, qui inflige plus quâil ne subit ; de lâautre cĂŽtĂ©, Breillat, qui subit autant quâelle inflige par le redoublement quâengage le dispositif de lâautoportrait ; perdue au milieu, Maud, qui subit et dâun cĂŽtĂ© et de lâautre, sans pouvoir âcâest lĂ que sa diminution physique est importanteâ infliger autre chose que de trĂšs lĂ©gers effets de domination.
Ainsi le film Ă©chappe Ă ce que son titre pouvait laisser attendre : une revanche a posteriori sur Rocancourt par le portrait moral dâun individu immonde. Au contraire, dans la poursuite du geste masochiste qui a pu mener Breillat Ă se lier Ă Rocancourt, le film est un geste autodestructeur, un accablement personnel, le redoublement dâune peine dĂ©jĂ subie. Et il en est donc la parfaite comprĂ©hension. Il en rĂ©sulte malheureusement un objet quelque peu autiste, renfermĂ© sur lâimage que Breillat se montre Ă elle-mĂȘme comme en un miroir. Pour le spectateur, il est compliquĂ© voire impossible passĂ©e une certaine limite de pĂ©nĂ©trer cette folie, et lâusage de la rĂ©pĂ©tition devient alors lassant. Reste un tableau dâun blanc clinique et de couleurs dĂ©saturĂ©es, grises ; une beautĂ© froide.
Quentin Le Goff
“Abus de Faiblesse”, 2013 (France)
RĂ©alisĂ© par Catherine Breillat – Avec Isabelle Huppert, Kool Shen, Laurence Ursino.
Sortie : 12 février 2014