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  • Hans-Joachim Roedelius ou la poésie des sons (2/2)

    Deuxième par­tie de l’en­tre­tien de Ni­co­las Gre­nier avec le mu­si­cien contem­po­rain Hans-Joa­chim Roe­de­lius – Re­trou­vez la pre­mière ici.

    roedelius

    Qu’est-ce qui vous per­met de don­ner une im­pul­sion à la concep­tion de votre mu­sique ?

    C’est ce que j’ai vécu et tou­jours ce que je vi­vrai (et tant que cela me sera ac­cordé), et dans ces condi­tions, en Au­triche, dans le monde en­tier où je vis et peux faire ce que je veux.

    Je re­mer­cie tout d’abord mon Créa­teur, et bien sûr mes pa­rents, ma fa­mille, tous les amis qui m’ac­com­pagnent et me sou­tiennent, et aussi les per­sonnes que j’avais au dé­part per­çues comme des ad­ver­saires et que je vois au­jour­d’hui comme des per­sonnes in­dis­pen­sables. Dans mon exis­tence, ils m’aident à prendre conscience du bien-fondé de mes ac­tions.

    Com­ment la mu­sique vous touche-t-elle, quand on est consi­déré comme un pion­nier de la mu­sique élec­tro­nique, et que vous sa­vez qu’elle est conçue, loin d’un tra­vail de pion­nier, au ni­veau du grand pu­blic et des quo­tas de mu­sique ?

    Pour ma part, le plus im­por­tant est de faire ce que je veux et comme je veux. Le « mains­tream » et les quo­tas de mu­sique sont en re­la­tion avec le mar­ché, les bé­né­fices et les dé­fi­cits. Moi, je suis ar­tiste, et mon tra­vail de pion­nier pé­rit dans le tu­multe du « mains­tream ». En tout état de cause, je m’in­té­resse uni­que­ment à mon tra­vail, sur le­quel je dois être constam­ment at­ten­tif, pour que je ne dis­pa­raisse pas dans les méandres du mar­ché, c’est tout ce qu’il y a à dire à ce su­jet.

    « Jo­han­nes­lust », « Durch die Wüste », 1978

    Com­ment de­vez-vous vous plon­ger dans la théo­rie de la mu­sique pour pro­duire de la qua­lité ?

    Com­po­ser de la mu­sique avec une for­ma­tion uni­ver­si­taire est, à mon sens, fon­da­men­ta­le­ment dif­fé­rent de ce que je fais, et en par­ti­cu­lier de ce que mes col­lègues font avec le même ac­cès à la mu­sique et à la com­po­si­tion. Je ne peux pen­ser à ma mu­sique, après que j’ai ap­pris mon mé­tier, en me confron­tant avec le bruit.

    Le mu­si­cien formé à l’école clas­sique doit en prin­cipe tra­vailler du­re­ment, et il n’est pas à ex­clure que la chance lui sou­rit, sur la­quelle je peux comp­ter, quand je suis au tra­vail, parce qu’il n’est pas pos­sible de faire au­tre­ment que de faire confiance au ha­sard. Ce­pen­dant, cette forme de ha­sard peut éven­tuel­le­ment of­frir à cer­tains de mes col­lègues qui ont fait, avec la for­ma­tion mu­si­cale ha­bi­tuelle, leur che­min en tant que com­po­si­teur, cer­taines de leurs com­po­si­tions, et cela n’est pas for­cé­ment la règle chez eux.

    Com­ment avan­cez-vous dans votre tra­vail de créa­tion ?

    Je res­sens, et je sais bien que mon tra­vail ar­tis­tique est la voie royale vers moi-même. Dans mes « pro­duc­tions », loin de la sphère de chaque « consom­ma­teur », je tra­vaille dans un contexte com­plè­te­ment dif­fé­rent, de ce­lui qui ap­prend le jeu, l’écri­ture et la lec­ture des notes avec un seul ins­tru­ment, fait de son mieux pour ar­ra­cher les plus beaux sons de l’ins­tru­ment, et s’oc­cupe de la pa­lette du théo­rème de la mu­sique, plonge dans l’his­toire de la mu­sique, et se tient au cou­rant de l’ac­tua­lité mu­si­cale, pour ainsi dire, constam­ment en dia­logue avec cela. Mon « école » est la vie dans sa va­riété in­épui­sable.

    « Fou Fou », « Jar­din au Fou », 1979.

    Il est par­ti­cu­liè­re­ment in­té­res­sant de s’oc­cu­per des sons et des bruits avec ses « tripes », ce qu’on ap­prend à connaître au mo­ment de la créa­tion et à or­don­ner en struc­tures so­nores in­tel­li­gibles. Je tiens à sou­li­gner que les pos­si­bi­li­tés de fa­bri­quer des sons syn­thé­tiques et la concep­tion de mon ima­gi­na­tion se ren­contrent tou­jours, et cela me donne l’oc­ca­sion de créer un uni­vers so­nore presque per­son­nel.

    Même si je ne me trouve pas en par­faite har­mo­nie avec moi-même, j’ai pour défi dans de telles cir­cons­tances de pas­ser à l’ac­tion. Ce qui alors émerge (dans le cas où je peux par­ta­ger avec d’autres « oreilles » des mor­ceaux que je créé), se fait na­tu­rel­le­ment, quand je construis dans une par­faite har­mo­nie avec moi-même mon propre che­min dans la conscience de l’écoute, quand ma pen­sée s’oc­cupe de créer et de li­bé­rer ma mu­sique.

    Un jour ou l’autre, dans un proche ave­nir peut-être, la dif­fé­rence entre les créa­tions so­nores, nées sous la plume de com­po­si­teurs comme moi, qui ont trouvé leur che­min vers la mu­sique et la com­po­si­tion, c’est-à-dire leur ex­pé­rience à tra­vers la mu­sique, et les œuvres pro­duites à par­tir des tra­di­tions an­ciennes sera une réa­lité.

    En d’autres termes, je n’ai pas d’autres pos­si­bi­li­tés que de faire « ma » mu­sique, une mu­sique que j’ai sen­tie comme mo­dèle de­puis des dé­cen­nies, en tant que pri­vi­lège ab­solu, mais aussi à l’égard de l’his­toire de la mu­sique comme une in­no­va­tion.

    « In Liebe Dein », « Selbst­por­trait 1 », 1979.

    Dès le dé­but de ma car­rière, j’ai cher­ché à col­la­bo­rer avec des mu­si­ciens qui avaient une sen­si­bi­lité mu­si­cale la plu­part du temps proche de la mienne, afin de ne pas m’em­pê­trer comme un au­to­di­dacte dans un cer­tain her­mé­tisme. Grâce à ces col­la­bo­ra­tions, j’ai pu com­men­cer à pro­duire une mu­sique dif­fé­rente, voire nou­velle.

    Le mot-clef est l’au­to­bio­gra­phie mu­si­cale, afin de trou­ver le bon che­min vers mon tra­vail, et cela est éga­le­ment va­lable pour mes textes. Dans les poèmes, ce sont prin­ci­pa­le­ment mes propres consi­dé­ra­tions, le dia­logue avec mon al­ter ego, des ques­tions que je me pose et aux­quelles je ré­ponds moi-même, comme dans cette in­ter­view.

    La vie, dans sa ri­chesse, a deux formes d’ex­pres­sion. D’un côté, la joie, la dou­leur, le bon­heur, les bles­sures que j’ai in­fli­gées aux autres et in­fli­gées à moi-même. De l’autre, les triomphes, la dé­pres­sion, la réus­site pro­fes­sion­nelle, l’er­reur hu­maine. Bref, mes œuvres re­flètent l’ex­pé­rience de vie per­son­nelle dans mes com­po­si­tions mu­si­cales, pic­tu­rales et dans mes textes.

    Clus­ter et Eno, « Ho Re­nomo », 1977

    Il m’a été ac­cordé, en­fin presque, de vivre et de tra­ver­ser tous les er­re­ments de la na­ture hu­maine, jus­qu’à ce que je re­çoive, de cette propre ex­pé­rience, la ré­com­pense d’une conscience de soi à l’équi­libre au­jour­d’hui, avec la­quelle je peux, es­pé­rons-le, ré­gler des fac­tures de ser­vice, de fa­çon psy­cho-acous­tique.

    In­ter­view réa­li­sée et tra­duite par Ni­co­las Gre­nier

     

    AU­TO­BIO­GRA­PHIE (texte in­édit par Hans-Joa­chim Roe­de­lius)

    “Dès l’en­fance, et à l’ado­les­cence, au­jour­d’hui plus en­core, je suis in­té­ressé par la na­ture, la science, par les poètes, les conteurs, les phi­lo­sophes, par les œuvres d’art, na­tu­rel­le­ment aussi, mais de fa­çon moins pro­non­cée par les com­po­si­teurs et leur mu­sique.

    Je fais par­tie des fon­da­teurs d’une école pour la com­po­si­tion de la mu­sique à par­tir des réa­li­tés de l’ins­tant, qui se consi­dère comme l’équi­valent de l’École libre des arts vi­suels de l’ar­tiste vi­sion­naire al­le­mand Jo­seph Beuys.

    Je me suis, de­puis près d’un demi-siècle, en­gagé dans l’ex­plo­ra­tion et l’uti­li­sa­tion de ma­té­riels in­ha­bi­tuels à des fins mu­si­cales. De­puis le dé­but de ma car­rière, je me suis ef­forcé de com­prendre les struc­tures so­nores, à leurs ra­cines, dans leurs réa­li­tés.

    Notre (Klus­ter / Clus­ter / Har­mo­nia), et mon œuvre, à l’ori­gine conçue comme une ex­pé­rience, et plus tard dé­ve­lop­pée comme un au­then­tique lan­gage mu­si­cal, est au­jour­d’hui re­con­nue et ap­pré­ciée dans le monde en­tier comme un nou­vel art so­nore au­to­nome, et est l’une des sources de nom­breuses formes de mu­sique po­pu­laire contem­po­raine.

    « Alle Jahre Wie­der », « Selbst­por­trait II », 1980.

    Ma mu­sique est prin­ci­pa­le­ment l’équi­valent so­nore de ma propre ex­pé­rience de vie qui en ré­sulte, des connais­sances, des ré­flexions et des sou­ve­nirs so­nores, comme un « pro­cess » à la dé­cou­verte de soi-même.

    Des com­po­si­teurs de la vieille école sont tra­di­tion­nel­le­ment char­gés de tra­vailler sur un mo­tif pré­cis dans une œuvre, ou bien ils s’oc­cupent d’un ma­té­riau de leur choix et es­sayent d’es­quis­ser un équi­valent so­nore sur ce mo­tif en fonc­tion de leur ta­lent, de leur for­ma­tion, et de leur pra­tique de com­po­si­tion mu­si­cale. Ils sont gé­né­ra­le­ment dans les deux cas at­ten­tifs aux in­fluences et aux ha­bi­tudes de pen­sée d’un pu­blic, qui se veut, bien sûr, servi dans ce sens, et aussi aux contraintes d’une ins­ti­tu­tion cultu­relle qui re­pré­sente l’ex­pres­sion d’un art par­ti­cu­lier, la vie cultu­relle à tra­vers le monde.

    Le com­po­si­teur de l’école du nou­veau mil­lé­naire, à la­quelle j’ap­par­tiens, est un homme pour qui avant tout sa propre phi­lo­so­phie de la vie a une im­por­tance. Il prend, comme échelle pour la com­po­si­tion des struc­tures so­nores, les re­la­tions pra­tiques avec l’ex­pé­rience du bruit, et les réa­li­tés qui se re­flètent de­puis les struc­tures, pour une ex­plo­ra­tion plus abou­tie de son uni­vers mu­si­cal et donc l’ap­pro­fon­dis­se­ment de son exis­tence.

    Il est un phi­lo­sophe à tra­vers la mu­sique, un poète, dont les poèmes se com­posent de sons, un ar­tiste vi­suel qui peint avec des notes, un sculp­teur qui fa­çonne des sculp­tures avec le bruit, il est un ro­man­cier qui ali­mente la puis­sance de ses his­toires à par­tir de la source de dif­fé­rents évé­ne­ments so­nores, mais pro­fes­sion­nel­le­ment cer­tai­ne­ment pas, ce que nous en­ten­dons en gé­né­ral chez un com­po­si­teur.

    Un adepte de cette école élude l’ap­proche lu­dique du ma­té­riau so­nore. Il laisse agir les pro­prié­tés so­nores à par­tir des ma­té­riaux uti­li­sés, où cela s’ache­mine mu­si­ca­le­ment, après la fin de chaque pro­ces­sus de com­po­si­tion, dans une éter­nelle écoute du mor­ceau de mu­sique, in­tel­lec­tuel­le­ment en contact avec sa créa­tion, il es­saie de se rendre compte de la si­gni­fi­ca­tion de sa com­po­si­tion, afin d’ac­com­plir dans un se­cond pro­ces­sus de créa­tion, pour ainsi dire l’ac­cou­che­ment.”

    Tra­duc­tion par Ni­co­las Gre­nier

     

    POÈMES IN­ÉDITS

    VI­SITE À AS­SISE ET À LA VERNA

    plus haut l’eau est trans­pa­rente

    plus haut le ciel est clair

    plus haut la ma­gie tombe

    et éclaire ce qui était obs­cur

    plus haut elle at­tend la nour­ri­ture pure

    plus haut ton voyage prend fin

    CONSCIENCE

    tu dois t’éveiller

    tu ne le sais pas

    et te re­con­naître

    dans la lu­mière du ma­tin

    HAIKU

    pen­dant la nuit

    l’hi­ver

    est venu

    en si­lence

    vois

    le nid de l’oi­seau

    là-bas

    dans les branches

    Tra­duc­tion par Ni­co­las Gre­nier