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Edouard Bergeon : “Des hommes et leur terre”

29 mars 1999. Christian, le père d’Edouard Bergeon, tombe sur son lit en agonisant. Il vient d’ingérer des pesticides et ne se relèvera pas. Il était agriculteur. Il avait 45 ans. Il était l’exemple type de ces paysans français qui se battent jusqu’au bout pour conserver leurs exploitations malgré les crises agricoles à répétition. Dix ans plus tard, rien n’a changé, le phénomène s’est même amplifié. 805 agriculteurs français ont mis fin à leurs jours en 2009… Edouard décide d’aller à la rencontre d’une famille d’agriculteurs en difficulté : c’est l’objet de son documentaire bouleversant, “Les Fils de la terre“. Rencontre.

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Comment l’idée du film s’est-elle construite ? Était-ce une nécessité, pour vous, de traiter dans un documentaire la question presque tabou du malaise paysan en France ? Et depuis quand ? Votre père a connu de près ce malaise puisqu’il en est décédé en 1999. Cette histoire est-elle, dès la genèse, au cÅ“ur de votre projet documentaire ?

J’ai la chance, par mon métier de journaliste puis maintenant de réalisateur, de pouvoir traiter des sujets qui me tiennent à cÅ“ur, d’alerter le grand public en réalisant des films. Je suis descendant de deux familles d’agriculteurs. J’ai rompu cette filiation agricole mais je reste enraciné à cette terre qui m’a fait grandir. Mes connaissances de ce monde, mes combats me ramènent et me ramèneront toujours vers cette terre. Ayant été touché au plus près par un drame qui malheureusement n’est que trop banal dans les campagnes, le mal-être des paysans, et plus encore le suicide, il me fallait en parler, j’en avais le devoir. Pour mon père, pour ma mère et ma sÅ“ur qui ont souffert en silence, pour toutes ces familles de paysans qui se battent et crient leur détresse aujourd’hui sans être entendues. Et quoi de mieux que d’en faire des films ? La série commence en 2004, quand j’écris un papier, une enquête sociale sur le malaise. Puis en 2007, je mets à l’antenne un sujet de 4’30 au 20h de France 2 sur le suicide des paysans. En 2009, un sujet de 30 minutes à 21h sur M6. Tous ces sujets ont joué leur rôle. Mais il me fallait faire LE film documentaire. Pour plein de raisons. Les “Fils de la terre”, sera diffusé en février 2012 sur Infrarouge, France 2, avant de connaître une seconde vie en DVD et en salle. En ce moment, le film tourne sur le territoire, dans les salles d’Art et d’essai. A l’issu des projections, des débats sont organisés avec le soutien de Solidarité paysans. Enfin, comme un combat reste un combat, j’ai réalisé deux autres films, “Ferme à vendre” (28 min) en 2012 et “SOS paysans” (26 min) en 2013, sur le même thème, pour 13h15, le samedi, France 2.

Comment fait-on, à toutes les étapes de la fabrication du film, pour garder la distance nécessaire face à une histoire si étroitement liée à votre vie intime d’homme ?

Le postulat de départ, c’est raconter une chronique d’une exploitation en difficulté, endettée, c’est surtout raconter le combat d’un paysan pour s’en sortir, sur une durée d’une année. Pourquoi une année ? Car le temps agricole est celui des 4 saisons. Car cette durée permet de raconter la vie comme un feuilleton. Cette durée permet surtout de créer un lien de confiance fort, nécessaire pour que la famille oublie la caméra, nécessaire pour filmer des moments de vie intenses et vrais.

La caméra est essentiellement posée sur un pied, et devient presque un élément du décor. Elle est souvent disposée à une distance certaine de la situation qui se joue (ex : les retrouvailles entre père et fils à la sortie de l’hôpital psychiatrique ou la visite des acheteurs hollandais).

Quand je tourne ces situations je  “filme ce qui se passe”, je ne suis pas dans le questionnement. Seuls des points réguliers sont faits. La distance est difficile à garder c’est vrai, mais je rappelais régulièrement à Sébastien ou à son père que je ne prenais pas partie pour l’un ou pour l’autre pendant la période de conflit. Je rappelais mon rôle de réalisateur, mon besoin de filmer la réalité.

L’idée de départ a toujours été de suivre une seule histoire, avec comme point de vue de me focaliser sur la cellule familiale. C’était important car la famille parle à tous, elle est universelle. Et à travers elle, on comprend tous les enjeux. Le mal-être des paysans.

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Comment avez-vous réussi à gagner la confiance de Sébastien et de sa famille ? Cela prend du temps, j’imagine.

La confiance est toujours difficile à obtenir. Mais j’avais une carte maîtresse dans mon jeu, dès le départ. Je suis fils d’agriculteur, je connais le milieu, ses hommes, ses codes. Dès notre première conversation téléphonique j’ai raconté ma propre histoire, celle de mon père.

Sébastien a tout de suite adhéré au projet. Il avait été un des d’instigateurs de la médiatique “grève du lait”. La camera n’était un problème pour lui. Bien au contraire. C’était valorisant qu’un réalisateur s’intéresse à son combat et fasse sept heures de transport à chaque fois pour s’intéresser à lui.

Le père est un homme entier, instinctif. Dès le premier jour de tournage, il a pris la caméra à témoin, criant sa colère contre son fils ; en réalité son mal-être et son rejet du système agricole.

Quelle relation avez-vous tissée avec eux ?

On tisse forcément une relation forte. D’autant que je revivais 15 ans après, une histoire très similaire à la mienne. C’est troublant mais c’est malheureusement trop “banal”. Les mêmes histoires existaient chez des voisins de mon père. Les mêmes histoires existaient dans les fermes voisines de chez Sébastien.

Dans votre film, on assiste à des scènes de détresse absolue qui n’ont rien de fictionnel. Comment gérer cela ? La distance qu’apporte la caméra aide-t-elle ? Avez-vous voulu (ou pu) porter “secours” à ces personnes (et non ces personnages) dans la tourmente ?

Dans ce documentaire, souvent, la réalité dépasse la fiction. Cette famille se trouvait dans la spirale infernale de la faillite : dettes, tensions, divorce. Même la naissance de la fille de Sébastien n’a pu l’empêcher de passer à l’acte ! Même si ma présence pouvait être réconfortante pour les uns et les autres, je restais une écoute, sans m’éloigner de mon rôle de réalisateur.

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Cette famille est profondément attachante. La voyez-vous toujours ? Dans quelle situation se trouve-t-elle à présent, plusieurs mois après le tournage ?

Bien sûr que je revois cette famille ! J’ai d’ailleurs eu Sébastien en ligne ce matin.

Il se déplace dans les cinémas pour certaines grosses projections du film. Il raconte son histoire, partageant ses expériences avec le public. Pour Sébastien comme pour moi ce film a été une catharsis. Sébastien va mieux même si la charge de travail demeure trop importante pour un seul homme.

La création de la marque de lait Vallée du Lot permet à ses producteurs de mieux vivre de leur produit. Mais la situation économique et psychologique reste fragile. En décembre dernier, Sébastien a eu un “gros coup de moins bien”. Heureusement, la nouvelle amie de Sébastien lui est d’un grand soutien.

Ils vont d’ailleurs s’installer bientôt dans la vieille maison des grands-parents, sur la ferme, que Sébastien a rénové, avec son père !

Vous êtes, vous aussi, un “fils de la terre”. Avec votre histoire singulière, quel est votre rapport aujourd’hui à la campagne et à l’agriculture ?

Je reste enraciné à la terre, à mes racines rurales poitevines.

Une fois mon grand-père parti, je rachèterai les terres afin de les exploiter. Pour prolonger l’Å“uvre de mon père. En sa mémoire.

Le film a été bien reçu. Il a été diffusé dans beaucoup de salles et France 2 l’a programmé dans Infrarouge. Qu’espérez-vous de ce succès ? 

En moyenne soixante-dix personnes se déplacent à chaque projection dans des petites salles de cinéma. C’est très encourageant ! Le distributeur, Shellac se bat pour faire connaître le film au réseau de salles.

Ce film vit depuis deux ans maintenant. Certaines chambres d’agricultures, donc l’Etat, commencent à s’y intéresser. Enfin ! Et bientôt, le film va devenir un outil de travail et de réflexions pour les futurs acteurs du monde agricole. Des professeurs en lycées agricoles vont le projeter à leurs élèves. La semaine prochaine je serai dans un lycée de Bordeaux, pour débattre avec six classes ! J’en suis très fier. C’est ce que mon père aurait le plus aimé ! Parler de son métier, pour le faire aimer, comme lui pouvait l’aimer.

Quels sont vos projets dorénavant ? 

Toujours beaucoup de projets ! En ce moment, un 90 min pour Canal + sur l’improvisation théâtrale.

Un projet de collection pour France 5 sur les paysans de l’extrême aussi, ou comment des paysans du monde cultivent des produits que nous connaissons tous, d’une manière extrême, séculaire, citoyenne. De l’aventure culinaire humaine agricole. Des hommes et leur terre. C’est ce qui me parle !

Entretien réalisé par Quentin Jagorel