PROFONDEURCHAMPS

L’économie du cinéma français entrave la diversité de la création

new-york

(Cet article a été originalement publié sur le Monde.fr : http://petitlien.fr/7gx8)

L’économie du cinéma français est aujourd’hui traversée par un paradoxe. Conçue pour défendre l’exception culturelle, donc la diversité de la création, en sortant notamment l’industrie du cinéma des logiques classiques du marché, elle entrave pourtant l’émergence de formes innovantes de création cinématographique. Dogmes et effets pervers sont à l’origine de cette uniformisation du cinéma français : de très nombreux réalisateurs indépendants ressentent au quotidien, comme nous, les multiples freins qui s’opposent à leur créativité.

En France, les acteurs de l’audiovisuel sont obligés d’investir, sous forme de préachat, un pourcentage de leur chiffre d’affaires dans la production de films. Comme le cinéma français ne fait pas de bonnes audiences à la télévision, les chaînes limitent leurs pertes en s’engageant sur le moins de films possible.

En général, sur de grosses productions, moins risquées. Cette très forte concentration du financement des chaînes de télévision sur quelques productions peut désormais mettre en danger non plus seulement les films indépendants sous-financés, mais aussi ce que Pascale Ferran a appelé les « films du milieu », au budget intermédiaire, comme ceux de Kechiche, Audiard ou Desplechin.

Une refonte du système passe par une remise en cause de la chronologie des médias, règle qui stipule qu’un film sorti en salle doit attendre quatre mois après avoir disparu des grands écrans pour être disponible en VOD et en DVD, et douze mois pour être diffusé sur une chaîne de télévision payante. Les médias et les festivals ne s’intéressent aux films que lors de leur sortie en salle, où ceux-ci ne restent parfois que quelques semaines, avant de disparaître des radars et des mémoires jusqu’à leur réapparition en vidéo.

Mainmise de la distribution sur la production

Pour dénoncer l’étroitesse des fenêtres de diffusion du cinéma en France, Vincent Maraval, le patron de Wild Bunch, a récemment attiré l’attention sur le fait que lui-même et ses confrères étaient contraints de dépenser beaucoup d’argent pour faire venir des spectateurs dans les salles, alors même que la VOD est, pour certains films, un mode de diffusion plus adapté. C’est le cas de Welcome to New-York d’Abel Ferrara, diffusé par Wild Bunch uniquement en VOD.

A ce constat s’ajoute celui de la mainmise de la distribution sur la production.

Un phénomène qui n’est pas propre au cinéma – les agriculteurs s’en plaignent aussi – mais qui n’a un tel impact dans aucun autre secteur. Sur les près de 300 films produits en moyenne chaque année en France, aucun n’a pu se monter sans avoir été préacheté par un distributeur et/ou une chaîne de télévision.

Si l’on compare ce dispositif à un autre marché, comme par exemple celui de la grande distribution, l’aberration de cette prise en otage se fait criante : une marque d’électroménager, par exemple, ne pourrait pas lancer sa fabrication sans le préachat de ses produits par des grandes surfaces… Rien dans les textes n’interdit de faire  projeter un film dans une ou plusieurs salles sans passer par un distributeur, mais dans les faits, cela n’arrive presque jamais, car les écrans sont remplis par les films des distributeurs – sans compter que la grande majorité des salles appartiennent aux principaux distributeurs : UGC, Gaumont-Pathé et MK2 ! Les producteurs de films n’ont en réalité pas accès au marché.

Ils produisent, captifs, non pour le public, mais pour leurs clients : les diffuseurs. En outre, dans un contexte d’inflation du nombre de productions, une grande part des films qui parviennent à être produits et diffusés restent invisibles. Au-delà des barrières à la production, le système de chronologie des médias échoue donc aussi à  donner aux films les plus confidentiels une réelle exposition : certains films d’une immense qualité ne sont diffusés que sur dix ou quinze copies !

Rentabilité estimée à 219%

Entraver l’émergence de prototypes et d’expérimentations filmiques pour réduire le risque financier ou pour obéir à des conceptions esthétiques ineptes, n’est pas toujours un bon calcul économique. Car, comme l’année dernière avec les films de Guillaume Gallienne ou Albert Dupontel, ce sont souvent les propositions originales qui attirent le public. La Vie d’Adèle de Kechiche n’a coûté que 4 millions d’euros, mais a attiré près d’un million de spectateurs, soit une rentabilité estimée à 219% !

Le cinéma n’est certainement pas un secteur de libre concurrence, la production est extrêmement encadrée, largement soutenue d’un côté, et très contrainte de l’autre. Des taxes sont prélevées sur toutes les entrées (y compris des films étrangers) pour aider au financement des films français. Les chaînes de télévision sont obligées (Canal + au premier chef) de préacheter un grand nombre de films français. En apparence, ces dispositions visent à ne pas livrer la production cinématographique nationale aux lois du marché.

Et pourtant, ses acteurs économiques principaux, producteurs et diffuseurs, se comportent comme si la rentabilité était leur seul objectif. Mais alors, pourquoi  continuer à protéger ce secteur ? Cet encadrement de la production, cette soustraction volontaire aux lois communes de l’économie marchande que l’on appelle exception culturelle, ne peuvent être justifiés que par la poursuite d’objectifs non marchands. Il faut que le cinéma français se considère comme un art, un lieu de création, d’innovation, de recherche, où s’exprime des singularités, des tempéraments, des visions. Est-ce le cas aujourd’hui ? Nous ne le pensons pas. Nous voyons des films semblables sortir des mêmes tuyaux par les mêmes fenêtres.

Nous aimerions que l’originalité ne soit plus un gros mot, mais la moindre des ambitions. Elle existe chez les auteurs, chez les cinéastes. Elle est refusée par le système de production, qui est en réalité un système de diffusion. Pour sortir de cette étroitesse de vue, internet offre la possibilité pour les films d’accéder au monde entier, à toute heure du jour et de la nuit. Et si le financement participatif (crowdfunding), en plein essor dans la production cinématographique en France, ouvrait une nouvelle voie dans ce sens ?

Et si la VOD et le DVD n’étaient plus le parent pauvre de l’obsolète chronologie des médias, et devenaient le mode de diffusion privilégié d’un cinéma de création, de liberté et d’indépendance ? Qu’on le veuille ou non, c’est en train d’arriver.

Quentin Jagorel & Paul Grunelius, fondateurs de Profondeur de Champs

Gilles Verdiani, scénariste, réalisateur et écrivain.