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“Je crois qu’il attendait le jour” – Triste histoire de répétitions

jukebox

Je n’arrive plus à me souvenir la dernière fois que Pedro avait prononcé ce mot. Ça lui arrivait rarement, c’était même le type de langage qu’il avait l’habitude de rejeter. J’ai même du mal à croire qu’il l’avait prononcé un jour. Mais quand il l’avait prononcé la dernière fois, c’était probablement au détour d’un souffle calme, comme un dernier soupir apaisé. Ça, je m’en souviens très bien. D’habitude, Pedro, il était agité. Toujours à la recherche d’un nouveau crochet pour attacher son impatience. Mais depuis quelque temps déjà, je le voyais faiblir, il se laissait de plus en plus aller aux détours des pires occupations. Je me rappelle avoir eu beaucoup de peine en le voyant commencer à changer de cette façon. Il rentrait chez lui le soir sans énergie, les yeux vidés de la lueur étrangement souriante qui les habitait autrefois.

Diego, on peut dire qu’il l’avait rencontré vers la fin du printemps, le mois de mai était déjà bien entamé. Il ne lui avait d’abord pas révélé son nom mais Pedro le suivait sans hésitation dans les endroits où Diego semblait vouloir l’amener. Il n’avait jamais vu les rues de la ville à cette heure-là, lorsque même les lampadaires n’étaient pas assez puissants pour allumer une étincelle dans la nuit noire. Il respirait alors les fumées qui sortaient des fenêtres et se laissait envelopper dans leurs tendres volutes. C’est grâce à Diego, je crois, qu’il les avait rencontrés. Cristian et Isabel, en qui ils avaient fondé leur obsession maladive.

Diego l’entrainait souvent au Papagayo dès que la soirée allait se terminer et que le sommeil tardait à venir. Une fois, ils s’étaient assis à une table pour discuter de la femme de Diego qui devenait folle à ce qu’il disait. Puis tout était calme. Le saxophoniste rangeait son instrument en transpirant, remerciait les couples attablés et les peines perdues de ceux qui étaient adossés au bar. Ce soir-là, un jeune homme éméché avait secoué le jukebox et l’avait réparé en tapant un peu dessus avec le bout de ses chaussures, laissant de grosses marques de cirage au bas de l’appareil. Le jeune homme, heureux d’avoir réussi quelque chose dans sa journée d’adolescent mélancolique, avait décidé de faire profiter tout le monde de sa chanson préférée des Beach Boys. Tout le monde l’avait regardé les yeux mi-clos pour prendre correctement le temps de le juger. Même Diego avait arrêté de déblatérer sur sa femme. Moi, je crois qu’au contraire, Pedro avait laissé flotter son regard sur la salle pendant la première partie de « I’m waiting for the day ». C’est là qu’il avait remarqué Isabel au fond de la salle, elle frappait violemment du poing sur la table. Il avait été surpris parce qu’il pensait que c’était absurde de frapper du poing sur la table quand on était seul à la table. Isabel était seule à la table.

Au cours des jours suivants, il avait cherché auprès de Diego des informations sur cette femme. Et puis, souvent, ils étaient revenus au club pour observer la solitude de celle qui tapait du poing sur la table. En s’attachant aux moindres détails, elle était devenue dans leur esprit cette sorte de femme mythologique qui attend que son homme revienne d’un long voyage à l’étranger. Elle ne savait pas quand ça arriverait mais je me souviens que le jour où Cristian est venu la rejoindre pour enfermer son poing serré dans le creux de son coude, Pedro et Diego se sont sentis un peu soulagés que le voyage s’achève d’une façon aussi réjouissante.

Tous les soirs qui suivirent, Pedro se laissait accompagner par Diego dans le sous-sol du club pour prendre un verre, écouter un peu de musique sèche et discrètement tourner le regard vers le couple à nouveau réuni qui revenait exactement à la même table sur laquelle elle tapait du poing autrefois et où maintenant ils tentaient ensemble d’oublier cette longue attente. Leur histoire avait acquis des dimensions insoupçonnées pour Pedro, qui, au travers des explications que Diego donnait à ses observations, se laissait porter dans un état d’allégresse qu’il n’avait alors jamais connu jusqu’ici.

Ma mémoire faiblit tant à essayer de me souvenir de tous les détails de leur aventure que je ne parviens plus à décrire ce qui se passa ensuite, ni expliquer la fuite de Diego. Diego était parti autour de décembre, il me semble. Pedro ne s’en remit jamais. Il n’en eut pas le temps et je m’en veux parfois de ne pas le lui avoir laissé. A partir de là, Pedro il n’était plus aussi agité qu’avant, il rentrait chez lui les yeux vidés de la lueur étrangement souriante que Diego leur donnait.

Pedro se sentit rapidement gagné par des angoisses terribles. Dans ses errances nocturnes, il semblait fuir ce qui pourrait peut-être le libérer. Il me parla souvent de complots absurdes que je tentais naïvement de réduire à de simples prétextes et qui s’amplifiaient malheureusement dans ses idées les plus noires.

Un soir, il revint dans le club. Ce soir-là, quelqu’un avait eu le bon sens de faire marcher le jukebox pour passer sa chanson préférée des Beach Boys. Au fond de la salle, baigné de la lumière rouge qui avait l’habitude d’inonder ce coin-là, Cristian entourait Isabel de ses bras rassurants mais qui avaient perdus leur éclat de mystère qui les irriguait à l’époque où Diego les regardait aussi. Pedro finit son verre puis sortit discrètement avant la fin de la chanson. Arrivé sous le porche, il pensa que ça arrivait, qu’il devait prendre la petite rue pavée, qu’il fallait le faire ce soir. Il s’engagea donc dans le passage avec très peu d’assurance. Il ne savait pas si le fait d’entendre les pas qu’il s’attendait à entendre derrière lui devait le faire changer d’avis mais quand il se retourna, il vit l’éclair terrible qu’il avait attendu jusque-là, sa libération soudaine qu’il tirerait de ce regard qui se trouvait là, face à lui, assez puissant pour allumer une étincelle dans la nuit noire, ce regard qui était le mien et qui l’attendait au détour de cette rue sombre, ce regard qui était le dernier qu’il verrait de son vivant.

Léo Solé

Un Commentaire

  • Posté le 17 November 2014 à 09:38 | Permalien

    c’est aussi profond que la bime.