« Pourquoi il faut lire : … » est une chronique littéraire qui veut replacer la beauté du texte au centre de la critique. Il y est forcément question d’analyses, d’explications, de résumés, mais ce ne sont que des moyens au service d’une seule cause : donner l’envie à des lecteurs de découvrir un roman. Un roman qui peut être plus ou moins récent, plus ou moins actuel, plus ou moins connu. La littérature est aussi affaire d’intimité, ces avis ne se veulent pas objectifs. Ils veulent simplement tenter de partager une passion.
Je prends le parti de ne pas parler de Lewis Carroll. Quel homme fascinant pourtant. Mais un petit tour sur Google ou Wikipédia vous révélera tout, bien mieux que je ne pourrais le faire. De plus, dans le débat Proust vs. Sainte-Beuve, je tends à être un peu plus d’accord avec Proust, qui soutient (pour simplifier son propos à l’extrême) que la biographie de l’auteur n’est pas nécessaire pour comprendre son œuvre. Enfin, tenter d’expliquer la vie de Carroll reviendrait à tenter de forcer un parallèle avec le conte qu’il a écrit et je ne veux pas tomber dans l’étude psychobiographique de l’écrivain. Je préfère parler de son chef-d’œuvre…
Pourquoi il faut lire Les aventures d’Alice au Pays des Merveilles ? Parce que. Parce que c’est un classique, parce qu’on adore ses adaptations. Mais surtout parce que, tout simplement, c’est un coup de génie.
Oui, certaines adaptations sont très réussies. Ma préférée reste celle de Disney, de 1951. Il faut pourtant souligner à quel point il doit être difficile de porter à l’écran une œuvre telle que celle-ci. Pour plusieurs raisons. Par exemple, Lewis Carroll a écrit un conte humoristique, cherchant dans l’absurde de quoi alimenter les longues tirades des personnages. Et c’est sûrement cela, très précisément, qui rend le projet de Carroll remarquable : il réussit à faire un conte en supprimant intentionnellement une des composante essentielle du conte. Je m’explique : un conte possède quelques caractéristiques qui font que c’est un conte. Un monde magique différent du nôtre (le Pays des Merveilles), des personnages imaginaire (le Dodo, le Chapelier, le Chat du Cheshire, la liste peut être longue), des aventures extraordinaires. Nous avons tout ça dans Alice. Mais les contes possèdent traditionnellement une autre caractéristique : une trame linéaire, « une séquence d’évènements organisés autour d’une intrigue » (Sciences Humaines, « L’univers des contes », N°148, Avril 2004). Or, précisément, l’intrigue est inexistante dans Alice. Il n’y a pas de méchant loup, pas de princesse/prince à conquérir… Alice n’a pas de but, n’a à franchir aucun obstacle. L’histoire : elle se balade dans le monde dans lequel elle est tombée par hasard. Rien de plus simple et pourtant, il fallait y penser.
Ce pour cela que je disais que l’adaptation de ce livre doit être compliquée : comment captiver un spectateur sans intrigue, sans suspense, sans une succession logique des évènements ? Marc Davis a parlé de ce problème lorsque les studios Disney ont décidé d’adapter le conte : « Alice en elle-même ne nous offrait rien pour travailler. Vous prenez une jeune fille, vous la mettez dans une boite de cinglés et vous n’avez rien. Vous ajoutez son chat, toujours rien. Elle n’a rien d’autre à faire que de se retrouver face à une [situation] folle, l’une après l’autre, et cela jusqu’à la fin ». Et Walt Disney a avoué aussi avoir eu beaucoup de mal avec ce dessin-animé.
Pourtant, cette apparence de simplicité fait la force du récit. C’est une ballade absurde jalonnée de chansons, d’énigmes et de jeux de mot. Exemple : quand Alice et les animaux (par ailleurs anthropomorphes) sont mouillés de la tête au pied à cause des larmes d’Alice, le Dodo organise une course sans but ni fin pour les aider à se sécher.
[version originale]
« First [the Dodo] marked a race-course, in a sort of circle (“the exact shape doesn’t matter” it said,) and then all the party were placed along the course, here and there. There was no “One, two, three and away” but they began running when they liked, and left off when they liked, so that is was not easy to know when the race was over. However, when they had been running half an hour or so, and were quite dry again, the Dodo suddenly called out “The race is over!” and they all crowded round it, painting, and asking, “But who has won?”
[traduction de Henri Bué]
« D’abord il traça un terrain de course, une espèce de cercle (« du reste », disait-il, « la forme n’y fait rien), et les coureurs furent placés indifféremment ça et là sur le terrain. Personne ne cria « un, deux, trois, en avant ! » mais chacun partit et s’arrêta quand il voulut, de sorte qu’il n’était pas aisé de savoir quand la course finirait. Cependant, au bout d’une demi-heure, tout le monde étant sec, le Dodo cria tout à coup : « La course est finie ! » et les voilà tous haletants qui entourent le Dodo et lui demandent : « Qui a gagné ? »
Les réflexions qu’opère Alice sont toutes intelligentes et celle qui sous-tend toutes les autres, la question compulsive de l’identité, est remarquablement réussie (car à la fois drôle et intelligente).
[version originale]
« “I wonder if I’ve been changed in the night? Let me think: was I the same when I got up this morning? I almost think I can remember feeling a little different. But if I’m not the same, the next question is, Who in the world am I? Ah, that’s the great puzzle!” And the began thinking over all the children she knew that were of the same age as herself, to see if she could have been changed in any of them. »
« Who am I then? Tell me that first, and then, if I like being that person, I’ll cope up: if not, I’ll stay down here till I’m somebody else ».
[traduction de Henri Bué]
« “Peut-être m’a-t-on changé dans la nuit ! Voyons, étais-je la même petite fille ce matin en me levant ? Je crois bien me rappeler que je me suis trouvée un peu différente. Mais si je ne suis pas la même, qui suis-je donc je vous prie ! Voilà l’embarras.” Elle se mit à passer en revue dans son esprit les petites filles de son âge qu’elle connaissait, pour voir si elle avait été transformée en l’une d’elles. »
« Ils auront beau passer la tête là-haut et me crier, Reviens auprès de nous, ma chérie ! Je me contenterai de regarder en l’air et de dire, dites-moi d’abord qui je suis, et s’il me plaît d’être cette personne-là, j’irai vous trouver ; sinon, je resterai ici jusqu’à ce que je devienne une autre petite fille. »
Si vous voulez lire ce livre, je vous conseille de l’acheter avec les illustrations originales, celles de John Tenniel (qui, pour l’anecdote, a aussi été le premier à dessiner le père Noël dans la forme traditionnelle qu’on connaît aujourd’hui). Ses dessins d’Alice et du Pays des Merveilles sont magnifiques. Jetez aussi au passage un coup d’œil aux peintures de Salvador Dali d’Alice et de son univers. On retrouve la folie du récit dans les tableaux du peintre.
En résumé, lire ce livre est une expérience unique en son genre. C’est un voyage. Une aventure. Il faut alors accepter la folie du récit. Et comprendre au final que nous somme tous fous, chacun à notre façon. N’est-ce pas ce que dit le Chat du Cheshire lorsqu’il parle la première fois avec Alice :
« Je ne veux pas fréquenter les fous », fit observer Alice.
« Vous ne pouvez pas en défendre, tout le monde est fou ici. Je suis fou, vous êtes folle. »
« Comment savez-vous que je suis folle ? » dit Alice.
« Vous devez l’être », dit le Chat, « sans cela vous ne seriez pas venue ici. »
Ce que le Chat pourrait nous rétorquer à nous lecteur, une fois le livre fini : « Vous devez être fou, sans cela vous n’auriez pas lu — et apprécié — cette histoire ».
Edgar Dubourg
Un Commentaire
J’adore ce conte. Pour moi, Alice, débarquant à son insu dans ce monde farfelu, doit surmonter bien des épreuves, la première étant de trouver en elle-même les facultés d’adaptation nécessaires à son cheminement. Un véritable conte philosophique.