Né à Béziers en 1992, Jean-Gabriel Vidal-Vandroy découvre le théâtre à l’âge de 10 ans et monte pour la première fois sur les planches en 2004, dans L’Amour Médecin, de Molière, au Théâtre des Franciscains de Béziers. Actuellement étudiant au sein du Master Affaires Publiques à Sciences Po Paris, il intègre la Compagnie Rhinocéros en septembre 2010 et joue dans Hamelin de Juan Mayorga, mis en scène par Mathilde Delahaye au Festival OFF d’Avignon 2011. Président de l’association Rhinocéros Sciences Po en 2012, il met en scène la même année Médée, de Jean Anouilh, présenté au Festival OFF d’Avignon et en tournée dans plusieurs villes de France. En parallèle, il poursuit sa formation en art dramatique au sein du Cours Jean-Laurent Cochet.
Engagé en octobre 2012 au Theater Heilbronn (Allemagne), Jean-Gabriel a été assistant de mise en scène sur de nombreuses productions en langue allemande. En 2013, il joue également , toujours en allemand, dans Minsk, création mondiale de Ian Wilson et Lavinia Greenlaw, mis en scène par Christian Marten-Molnà r, et collabore à plusieurs productions d’envergure, notamment Cyrano de Bergerac, d’Edmond Rostand, mis en scène par Johanna Schall (Theater Heilbronn). En septembre 2013, il réintègre la Compagnie Rhinocéros et met en scène Hamlet-machine. En décembre 2014, il joue le rôle de Willy dans Citoyens du Vent, une création de Guillaume Lambert, présentée notamment à la Maison des Métallos (Paris).
Nos Corps Sauvages est son cinquième spectacle avec la Compagnie Rhinocéros. Rencontre avec ce metteur en scène, qui est aussi dramaturge et comédien.
Tu es à la fois dramaturge, metteur en scène et acteur pour Nos corps sauvages : comment as-tu géré ces trois casquettes ? Quelles conséquences cela a-t-il dans ton travail avec le reste de la troupe ?
Pour être parfaitement honnête, je n’avais pas prévu – et ne souhaitais pas – jouer dans le spectacle. J’ai toujours joué dans mes mises en scène, mais pour Nos Corps Sauvages, que j’avais également écrit, je voulais éviter le mélange des genres. Les aléas de la création m’ont forcé à reprendre le rôle d’Orphée, au pied levé, quelques jours avant la première. Pour le reste de la troupe, cela s’est traduit par un virage radical, d’un travail très dirigé vers un processus de création plus collectif, plus autonome. Ce virage a eu deux avantages. Tout d’abord, cela a renforcé la liberté de mes comédiens, qui se sont montrés particulièrement actifs, forces de propositions. Par ailleurs, comme je travaillais seul, sans assistant de mise en scène et que je devais faire des allers-retours permanents entre la salle et le plateau, j’ai concentré ma direction d’acteur sur le strict nécessaire. Mais ce travail peu orthodoxe a accentué la responsabilité de mes comédiens vis-à -vis du projet.
Tu avais déjà écrit et mis en scène Hamlet Machine, l’an passé, avec la même troupe. Quel a été le parcours de cette pièce ? Quelles évolutions majeures vois-tu entre Hamlet machine et Nos corps sauvages, en termes d’écriture, de mise en scène, de direction de comédiens ?
Hamlet Machine n’était pas vraiment une création originale. Je suis parti du texte de Heiner Müller et je l’ai complètement adapté, en y ajoutant des textes d’horizons très différents. Le spectacle a eu plusieurs vies : nous l’avons amené au Festival d’Avignon, puis nous l’avons recréé à Paris, d’abord sous la forme d’une performance cyclique présentée au Musée Eugène Delacroix, en partenariat avec le Musée du Louvre, puis sous le titre « This Time Is Out Of Joint – HAMLET MACHINE PARTY », en transformant la pièce en une grande rave party macabre autour du cadavre encore chaud d’Hamlet. Le public était convié à venir se déchainer avec nous sur scène, au beau milieu du spectacle, pendant plus de 45 minutes. Je n’avais jamais fait quelque chose d’aussi risqué au théâtre : jusqu’au dernier moment, j’en faisais des insomnies, en me disant que si le public refusait de se lever et de venir nous rejoindre dans cette grande fête improbable, il faudrait bien trouver des parades pour sauver la situation. Finalement, le spectacle a largement dépassé mes attentes : non seulement les spectateurs ont répondu à l’appel, mais ils en redemandaient ! Nous avons fait un beau final au Théâtre de la Bastille, avant d’enchaîner sur Nos Corps Sauvages.
Les deux spectacles, s’ils s’inscrivent dans une même façon d’envisager le plateau nu comme un ring nécessaire pour faire surgir l’émotion, sont malgré tout très différents. Hamlet Machine était centré autour d’un texte assez court, très énigmatique, hermétique, bourré de références littéraires et historiques en tous genres. Avec Nos Corps Sauvages, j’ai voulu monter un spectacle plus abordable. Une pièce plus générationnelle, faite par des jeunes, pour des jeunes. Le texte est beaucoup plus dense, souvent très lyrique, infiniment plus personnel.
Nos corps sauvages raconte l’histoire de jeunes personnages contemporains qui se confondent avec des personnages mythiques/mythologiques (Orphée et Eurydice, Abel et Caïn, Narcisse), comment as-tu travaillé sur les mythes, es-tu revenu aux textes ?
Je suis parti d’Ovide et de la Bible. Je les ai relus, digérés, puis j’ai essayé d’en faire émerger une interprétation très personnelle. Je suis allé rechercher, dans des histoires d’amour d’aujourd’hui, la potentialité de violence de ces mythes, la vibration tragique qui fait que, d’un moment à l’autre, le réel peut basculer dans le mythe et se magnifier à travers lui. Le spectacle se construit donc sur une progression, une amplification : tout démarre sur un registre léger, presque burlesque par moments, mais le spectateur ressent rapidement qu’une crise larvée ronge de l’intérieur les corps qui se déploient sur scène. Au bout d’un moment, sans que l’on sache bien comment la mèche a été allumée, la crise éclate pour de bon, et le spectacle progresse, aussi bien par l’action que par les mots, dans la tragédie. Derrière la lente dégringolade, la dégradation des histoires d’Amour que nous interprétons sur scène, il y a une certaine sublimation des corps qui, par la tragédie qu’ils accomplissent et assument pleinement, atteignent l’immortalité des mythologies sans cesse renouvelées.
Quelle richesse dramaturgique ces mythes ancestraux conservent-ils ? Quelle épaisseur apportent-ils à ces personnages d’aujourd’hui ?
Je considère les grands mythes qui nous entourent comme un canevas face auquel notre comportement est très contradictoire. Ils nous effraient et nous fascinent. Nous voulons à tout prix nous en éloigner, et, en même temps, nous les imitons en permanence, souvent inconsciemment. Ils sont aussi la colonne vertébrale de notre création artistique. On ne sort jamais vraiment de ces mythes : au risque de paraître atrocement caricatural, qu’a-t-on créé de véritablement nouveau depuis Shakespeare ? Shakespeare est le dernier auteur à avoir véritablement créé des situations et des personnages d’une puissance mythique telle qu’on n’arrive pas à les dépasser mais qu’on ne fait que les imiter, que répéter leur histoire. Avant lui, Eschyle, Euripide, Sophocle ont ouvert la voie. Les autres n’ont fait que paraphraser ce qui avait déjà été fait, en jouant sur les mots et les nuances. Pourquoi vouloir s’éloigner des mythes alors qu’ils sont partout, même lorsqu’on ne les voit pas ? Leur permanence psychanalytique et politique est inouïe. Ils forment un terreau fertile dans lequel je puise constamment mon inspiration.
As-tu un protocole d’écriture particulier ? Comment le texte évolue-t-il tout au long du travail de mise en scène ? Quelles sont tes inspirations théâtrales ou autres ? Les initiatives d’un Honoré (« Les métamorphoses »), par exemple, te nourrissent-elles ?
Volontairement, je n’ai pas voulu voir le film de Christophe Honoré, car je ne souhaitais pas qu’il puisse contaminer la façon dont j’envisageais, dans le monde actuel, les mythes que j’aborde dans le spectacle. En revanche, il y a, dans le texte comme dans la mise en scène, d’autres références, d’horizons très divers : la poésie de T. S. Eliot, la prose de Lautréamont, la noirceur lucide de Cioran, la sexualité, à la fois agressive et impuissante, du cinéma de Gaspar Noé… Fort de ces références, le texte s’est construit peu à peu sur le plateau. J’ai observé mes comédiens, je leur ai demandé de vivre librement, d’évoluer de façon presque animale sur scène, et j’ai écrit le texte à partir de ce que je ressentais face à eux.
La musique a également joué un rôle très important : avant d’écrire une scène, j’essaie de trouver la musique appropriée. Elle me fournit le rythme adéquat et la couleur du propos que je veux y insérer. C’est à partir d’elle que les mots déferlent.
Ta mise en scène est résolument fondée sur le corps. Le lyrisme passe rarement, chez toi, par la cérébralité. As-tu formalisé ou théorisé ça ? Des metteurs en scène comme David Bobée t’inspirent-ils dans cette voie ?
J’adore le théâtre de David Bobée ! Son travail sur Ovide est un coup de maître. A posteriori, j’aurais aimé ne pas voir ce spectacle, pour ne pas être contraint de m’en inspirer, mais je ne savais pas encore que j’allais travailler sur les mêmes thèmes… En revanche, ma façon d’envisager le corps est radicalement différente. Bobée travaille avec des acrobates, des danseurs. Il exprime, à travers la torture de la chair, une certaine grâce. Dans Nos Corps Sauvages, la brutalité des corps, leur maladresse, leur laideur même, parfois, prennent le dessus. La sollicitation du corps, tiraillé à l’extrême, malmené en permanence, est là pour témoigner de son impuissance face au monde et aux tourments du coeur.
La troupe de jeunes comédiens, tous issus de Sciences Po (association de théâtre Rhinocéros), est excellente et globalement homogène. Comment la sélection s’est-elle faite ? Quels liens entretenez-vous entre vous ? Vous destinez-vous tous à faire du théâtre votre vie ?
Nous sommes une véritable petite famille ! Cette compagnie est un excellent compromis, car elle permet à des acteurs amateurs – et qui désirent le rester – d’exprimer leur talent, mais aussi à de futurs professionnels de se former de la façon la plus concrète qui soit : en montant des spectacles les plus ambitieux possibles avec des moyens financiers limités.
Au sein de la distribution de Nos Corps Sauvages, l’équilibre est quasiment parfait entre ceux qui souhaitent mener une vie de théâtre et les autres, qui préfèrent s’engager sur une autre voie. Une chose nous rassemble cependant : notre passion vibrante, quasi-vitale, pour ce que nous sommes amenés à faire sur scène.
La dernière version de la pièce est longue (plus de 2h30), vous avez ajouté des passages par rapport aux précédentes représentations du mois d’avril. Tu conçois ton travail comme un projet en constante évolution ?
Effectivement, le spectacle est assez long : 2h30 sans entracte. Il peut sembler d’autant plus opulent que le texte est très dense. Malgré tout, ce texte évolue en permanence. Je conçois la création comme un mouvement permanent. Rien ne m’effraie plus qu’un spectacle trop rôdé, dans lequel les comédiens sont amenés à développer des réflexes, une routine de jeu. Je préfère les mettre dans une situation d’instabilité permanente, d’urgence, qui les pousse à développer un jeu où l’instinct et la liberté dominent. Évidemment, cette configuration est particulièrement difficile pour eux : ils savent que je peux leur demander d’apprendre un monologue de 10 minutes entièrement nouveau, à trois jours de la représentations… Mais je pense qu’ils aiment ça, puisqu’ils en redemandent !
Que va devenir la pièce à présent ?
Nous allons prendre quelques vacances, puis nous espérons reprendre à la rentrée 2015 avec une série de festivals. Plusieurs comédiens partent à l’étranger pour un an et doivent quitter le projet. Je commence donc activement à rechercher de nouveaux acteurs et, dès que je les aurai trouvés, je retravaillerai le texte pour qu’il
puise dans leurs caractères une sincérité renouvelée.
Quels sont tes projets dorénavant en tant qu’acteur, écrivain, metteur en scène ?
Pour le moment, je me concentre sur l’écriture de deux nouveaux textes : tout d’abord, un spectacle sur l’enfance, qui sera d’une couleur très différente de Nos Corps Sauvages, bien plus douce. Je commence aussi à faire les plans de la suite de Nos Corps Sauvages : j’envisage le spectacle comme une trilogie gravitant autour d’une multitude de grands mythes. D’autres m’inspirent particulièrement : je rêve d’une grande pièce sur la lumière et l’aveuglement, centrée autour d’un rapprochement des figures d’Électre et d’Oedipe.
Propos recueillis par Quentin Jagorel