Entretien inédit avec Claire Delerue, fille de Georges Delerue, un des plus grands compositeurs de musique de films dans l’histoire du cinéma français. Pour la musique, de Darius Milhaud à son bureau de travail, pour le théâtre avec son ami Boris Vian, et pour le cinéma, de François Truffaut à John Huston : histoire(s) d’une vie.
Au Conservatoire de Paris, quels ont été les maîtres à penser de votre père ?
Je ne sais pas si l’expression « maître à penser » convient vraiment ou si elle aurait plu à mon père : musicalement comme intellectuellement, il se voulait un esprit libre, en-dehors des formatages, des modes. D’ailleurs, son itinéraire de compositeur témoigne de cette liberté : à la fois liberté de choix entre des formes musicales très variées (musique pour le cinéma, pour le théâtre, pour le ballet, opéras, musique de concert) et liberté dans le langage musical lui-même, ne se voulant rattaché à aucun courant musical en particulier. Mais on peut parler de professeurs, de personnalités qui, durant ses années d’étude au Conservatoire l’ont marqué, influencé, ont été déterminants dans ses choix – et il faudrait alors citer ses deux professeurs de composition.
Il y eut d’abord Henri Busser qui lui enseigna la composition mais aussi l’orchestration – ou l’art de faire sonner l’orchestre. L’enseignement de Busser aida certainement mon père à parfaire ce qui devint une de ses grandes marques de fabrique dans ses musiques de films : une façon unique de faire résonner l’orchestre avec richesse, velouté et finesse à la fois. Il s’agit de savoir quel instrument choisir pour exprimer telle ou telle mélodie, quel autre instrument pour lui répondre, mais aussi d’établir une couleur orchestrale de base qui soit comme un « tapis », et permette à une mélodie de se dérouler au-dessus ; des quelques cours d’orchestration que mon père m’a donnés lorsque j’avais quinze ou seize ans, j’ai retenu l’importance de savoir quelles sont les « doublures » qui sonneront le mieux entre les instruments des différentes sections de l’orchestre (cordes, bois, cuivres) : il était particulièrement attentif à cela, ainsi qu’à l’utilisation optimale des sonorités et des registres de chaque instrument, à la possibilité de créer des textures, des couleurs et une sensation d’espace (y compris en faisant appel à certains instruments moins traditionnellement présents dans l’orchestre symphonique – comme les ondes Martenot par exemple, qu’il utilisait avec subtilité juste pour rehausser certaines sonorités sans pour autant être ostensiblement présent ; ou bien, dans un rôle soliste, la cithare, dont les sonorités cristallines se détachent particulièrement bien sur un « tapis » de cordes).
Darius Milhaud, Collection Daniel Milhaud.
Darius Milhaud fut son deuxième professeur de composition au Conservatoire et une influence déterminante sur la suite de sa carrière. Darius Milhaud, qui écrivait lui-même pour la scène, a pressenti chez mon père un talent pour écrire des musiques qui accompagnent et soulignent l’image, le dialogue, l’action dramatique ou la danse. Milhaud l’a encouragé à développer ce talent, et, lorsqu’un été, il fut souffrant et incapable d’assurer sa mission de directeur musical dans un festival de théâtre, il demanda à mon père de le remplacer et de diriger des musiques de scène. Cela a été le début de sa carrière de musicien pour le spectacle vivant. Il est ensuite devenu, grâce à cette première impulsion et à la confiance que Darius Milhaud a très tôt placé en lui, un des musiciens en vue dans le monde du théâtre des années cinquante, devenant directeur musical des festivals de Nîmes et d’Avignon, travaillant sous la houlette de Jean Vilar, faisant la connaissance de comédiens (dont beaucoup poursuivirent leur carrière au cinéma), et de dramaturges, pour qui il fut amené ensuite à composer des musiques de scène. De fil en aiguille, cette expérience théâtrale l’a conduit vers des rencontres déterminantes pour ses débuts de musicien de film. Donc on peut dire que Milhaud lui a non seulement transmis ses savoirs et son savoir-faire de compositeur, mais lui a également mis le pied à l’étrier et a eu une influence décisive et directe dans son orientation vers une carrière de musicien pour le spectacle et pour l’image.
Je pourrais aussi citer Roger Désormières, à un autre titre : alors que mon père n’était pas élève en classe de direction d’orchestre (et ne le fut à son grand regret jamais admis, car… trop petit de taille ! Il y avait à l’époque des prérequis bien étranges qui ont heureusement disparu), Roger Désormières, grand chef d’orchestre et également compositeur pour la scène, lui confia la baguette lors d’un concert de l’orchestre du conservatoire ; cette marque de confiance a certainement assuré et encouragé mon père dans sa pratique de la direction d’orchestre, un art qu’il a toute sa vie adoré pratiquer : dans les années cinquante, il dirigea régulièrement l’orchestre de la « Maison de la radio » dans le cadre du Club d’essai de la radio (présidé par le grand poète et dramaturge Jean Tardieu), qui faisait la part belle à la musique contemporaine et permettait d’entendre des œuvres nouvelles pour orchestre. Par la suite, Papa a quasiment toujours dirigé ses propres musiques de scènes et les enregistrements de ses compositions pour l’écran, ainsi que certaines de ses œuvres « classiques ».
Georges Delerue, à l’œuvre.
Avait-il un rituel pour écrire une œuvre ?
Un rituel en tant que tel, pas que je sache, mais plutôt une ergonomie de travail, un dispositif pratique et structuré, faisant appel aux mêmes outils et « fournitures » : un type de papier à musique pour l’écriture des brouillons, un type différent pour l’orchestration, un type de crayon à papier qu’il achetait en grandes quantités, et, pour délimiter ou rehausser certains éléments de la partition au moment de l’orchestration, il utilisait ces crayons à papier avec une mine rouge d’un côté et une mine bleu de l’autre… Je ne sais plus comment il a fait quand nous nous sommes installés aux États-Unis, mais il est fort possible qu’il ait « importé » ses précieux crayons rouge et bleu et ses papiers brouillons ! Il n’y a que pour le papier à orchestration qu’il s’est adapté à un modèle différent, made in USA, de couleur jaune (comme les bloc-notes de type « legal pads »), qu’il a vite plébiscités pour leur ergonomie et leur lisibilité. Il y a une autre chose qui était immuable dans le « décor » de son bureau, même en-dehors des heures de travail, ou bien lorsqu’il était absent de la maison, parti en déplacement : il laissait toujours une feuille de papier musique vierge accrochée au pupitre de son piano par un trombone. Peut-être était-ce là son seul « objet transitionnel » : soit afin d’avoir toujours à portée de main de quoi noter rapidement une idée musicale, soit dans l’espoir de ne jamais manquer d’inspiration !
Quel était son instrument de travail préféré ?
Il composait au piano. Son bureau était positionné à angle droit du piano, et selon l’étape où il en était de l’écriture ou le besoin de vérifier quelque chose au piano, il pivotait du bureau au piano et vice-versa. Le piano lui était beaucoup moins – voire pas du tout indispensable – lors de la phase d’orchestration : pour lui, cette étape constituait presque une détente – il connaissait sur le bout des doigts les principes et règles de l’instrumentation et de l’orchestration et avait très distinctement dans l’oreille le son qu’il recherchait, sa façon à lui de faire sonner l’orchestre : il pouvait donc presque se mettre en pilote automatique, et il lui arrivait même d’écouter la radio en fond sonore sans que cela interfère avec son travail. C’était aussi l’étape où son bureau redevenait un lieu ouvert et où la famille avait le droit d’entrer, de circuler, ou de s’installer pour lire, par exemple. À la différence de l’étape de composition qui, de façon bien compréhensible (je suis devenue pareille !) demandait tranquillité alentour, et isolement et intimité pour le compositeur : sa pièce de travail était alors « off-limits », sauf aux heures des repas…
Dans le processus de création lui arrivait-il de faire écouter à ses proches ses compositions ?
Oui. Ce n’était pas systématique, mais, à une certaine étape de la composition, il pouvait avoir envie de nous faire écouter un extrait du travail en cours – c’était le cas pour des thèmes de film plutôt que pour des Å“uvres destinées au concert : dans ses thèmes pour le cinéma, la dimension mélodique était importante, et un thème – thème du générique, ou bien thème rattaché à tel ou tel personnage – était relativement court (contrairement à une pièce de forme « classique », plus longue qui répond souvent à une structure où un thème est exposé, puis développé et varié en différentes sections) : il pouvait ainsi tester auprès de l’un d’entre nous si d’emblée, ça passait bien, sachant que ce leitmotiv serait ensuite décliné dans diverses configurations et orchestrations au gré de l’action. Dans chaque film, il y avait ainsi forcément plusieurs thèmes, ainsi qu’un certain nombre de musiques de ponctuation ou d’atmosphère, sans aspect thématique ou mélodique spécialement reconnaissables. Ces musiques-là , nous ne les entendions qu’à l’enregistrement ou à la première projection du film terminé. Ceci dit, il ne réunissait jamais la famille au complet pour nous faire écouter une nouvelle pièce, il préférait partager cela avec une seule personne à la fois – peut-être comme une répétition de l’épreuve du feu qui l’attendait lorsqu’il devrait jouer pour la première fois au réalisateur le résultat de son travail !
Il n’y a qu’à l’occasion de l’écriture de pièces de concert ou de concours pour guitare qu’il m’a sollicitée plus spécifiquement – puisque j’étais guitariste – pour s’assurer, en cas de doute, de la jouabilité d’un passage qu’il venait d’écrire.
Georges Delerue a été le grand compositeur de la Nouvelle Vague. Comment a été composé le thème de « Camille » du « Mépris » (1963) pour Jean-Luc Godard ?
Cette partition emblématique a été écrite avant ma naissance, je n’en connais pas toute l’histoire, et parmi les anecdotes ou détails que je me rappelle avoir entendu enfant de mon père, je ne peux être sûre de pouvoir restituer correctement ni fidèlement ce qui m’a été dit.
Ce que je peux dire, c’est que le « découpage » initial de la musique pour le film ne correspondait pas à ce qui est devenu le résultat final : au départ, mon père écrivit un petit nombre de thèmes, pour souligner des endroits spécifiques (la première étape de tout travail d’un compositeur dans un film est de déterminer le plus précisément possible avec le réalisateur les séquences qui seront accompagnées de musique, et d’envisager le type d’atmosphère musicale appropriée). À l’arrivée, il y avait considérablement plus de musique que ce qui avait été prévu, Godard replaçant à de nombreux endroits le fameux Thème de Camille, notamment !
Dans l’ensemble, je crois pouvoir dire que la collaboration avec Godard n’a sans doute pas été la plus fluide ou la plus facile pour mon père, qui avait connu le réalisateur quelques années plus tôt sur un court-métrage. Mais mon père a toujours été fier de sa partition pour Le mépris et le film est resté un de ses Godard préférés.
Propos recueillis par Nicolas Grenier.