Jean-Philippe Toussaint, écrivain et réalisateur, auteur notamment d’une «tétralogie romanesque sur Marie» -Marie était alors selon lui l’anagramme d’«aimer», et pas simplement la douce amie du narrateur dont nous suivons la relation de roman en roman- aux Éditions de Minuit (Faire l’amour, Fuir, La vérité sur Marie, Nue), a également écrit de très nombreux essais plus ou moins autobiographiques sur le travail de l’écrivain, tels que L’urgence et la patience, ou encore Autoportrait à l’étranger. Mais il ne cache pas non plus sa passion pour le football. En effet, il avait déjà publié un savoureux opuscule intitulé La mélancolie de Zidane, variation poétique pleine de brio sur le fameux coup de boule de Zidane lors de la Coupe du Monde. Il se défend à la Flaubert en déclarant «Zidane, c’est moi !». Zidane a aussi le droit à la mélancolie, c’est aussi un personnage de roman. Il récidive en septembre en commettant ce nouveau texte, Football. Supporter de la première heure, je réagis à ce nouveau texte qui me semble, plus que rondement mené, aller droit au but.
Monsieur Toussaint,
Figurez-vous que je n’aime pas le football. Mais vraiment pas du tout.
Ce qui ne m’a pas empêché de goûter, comme toujours, la grâce résolument aérienne de votre style de jeu, lors du match de Football que vous avez livré à domicile, à Minuit même, fin septembre (comme si votre fameux «coup de bile» de Zidane, opuscule délicieux, impertinent «ta-boule-à -zéro» du droit-de-cité en matière de mélancolie, -mû dans sa trajectoire éidétique, de la tête chue de l’un au buste télescopé de l’autre, par «la soudaineté et le délié d’un geste de calligraphie»-, ne vous avait servi jusqu’ici que d’échauffement, bref : de mise en jambes, sans plus de prise de tête).
Et c’est un vivat silencieux qui m’échappe -à mon corps défendant- à chacun de vos coups d’éclat de Football, comme la persistance (à peine désagréable) d’un hoquet -ou d’un éternuement- pour le non-amateur de foot que je suis :
ce remarquable coup d’envoi où, dès les premières minutes de jeu, in media res, vous démontrez l’absurdité d’un match pas si «amical» qu’il n’en avait l’air (inimitié déclarée d’emblée aux spectateurs : «Voici un livre qui ne plaira à personnes, ni aux intellectuels, ni aux amateurs de football») en marquant, de ce fait, un but contre votre propre camp -un peu comme dans ces matchs de football philosophique à la Monty Python, où un philosophe déluré marque parfois subitement contre son propre camp-, votre dribble délicat et pince-sans-rire (pour n’en citer qu’un ou deux notables au cours du match, «petits ponts» virtuoses, «passant crème», entre les deux jambes frêles et arqueboutés du piètre défenseur que sont parfois les parenthèses :
1) à propos d’un parfait inconnu à qui vous tapez dans la main pour célébrer un but, ce petit pont, «(c’est une des relations les plus étranges que j’ai eu de ma vie)», ou encore, 2) à propos d’un «énergumène» suédois voisin de match lors d’un Suède-Paraguay, cet autre «(appelons-le Sven, si vous voulez)»), et aussi vos une-deux vifs, nerveux et efficaces (retour à l’envoyeur d’«Autoportrait (à l’étranger)» à «Football», rappels d’articles que vous avez écrit antérieurement à l’Autoportrait … vous vous démarquez de vous-même, pour mieux faire vos savoureux tours de passe-passe et de clins-d’oeil), et je reste surtout pantois devant votre talent de buteur, vous êtes un «10», vous avez ça dans le sang, Zidane a de la bile à se faire, parfois de très belles offensives transversales (ça c’est au moins la fin de la scène d’amour ratée dans Fuir, qui se solde par un «coup de chatte dans la gueule» du narrateur), petit filet (ça c’est la fin de l’Urgence et la Patience, quand vous vous rendez compte, dans un état de béatitude évangélique, que vous allez écrire, bon dieu! «le visage en extase, les bras en croix, comme le Saint Paul du Caravage de l’Église Santa Maria del Popolo à Rome -et à la place du cheval, le bus 63 qui s’éloigne»!),
et même la Panenka (ce petit ballon timidement poussé, tout juste caressé de la pointe du pied pour tromper la précipitation et la célérité du gardien le plus chevronné, un peu comme le «service à la cuillère» inattendu de Chang face au «monstre» Lendl en 89 -à noter l’absence d’une science sérieuse des analogies sport/littérature, quoique Eco le fasse avec les échecs..!) avec cette assez brutale épigraphe de votre Autoportrait (à l’étranger) «Car je sais qu’aux voyages s’associe toujours la possibilité de la mort» (on s’attend à quelque chose de cru), mais vous poursuivez dans la retenue «-ou du sexe», (ça reste cru me direz-vous, mais le tiret reste pudique), avant d’amortir la balle sous un plaisir gratuit/exquis de la circonvolution («(éventualités hautement improbables mais néanmoins jamais tout à fait à exclure)»), même vos prolongations me plaisent, en amateur de ces épilogues impromptus de match, dès la page 98 (encore une fois, vous avez le sens de la précision, quand il s’agit de ballon), vous vous envolez vers la Corse/et le Brésil en emportant le ballon sur les terres du streaming et de la radiophonie, et vous rejouez la fin de la Télévision («(…) : le silence et l’obscurité retrouvée.»); ainsi du Football, tout y passe, mais c’est à vos tirs en lucarne qu’on vous reconnaît -et moi de me surprendre à crier «GOAL!» à tue-tête (quoique ce fut toujours d’‘ordre mental, il est vrai).
Vous marquez des buts en pleine lucarne, dans cette angle supérieur -étymologiquement lumineux- que forment les poteaux de but blanc mats fichés sur le gazon vert du terrain dans la nuit qu’éclairent aveuglément les spots artificiels, et quand la balle atterrit dans la cage, éthérée, bravant d’un pied-de-nez ultime les lois de la gravité (si vous êtes grave, vous êtes aussi infiniment léger), pour atterrir comme un insecte, un papillon, «vivant», une luciole, en échappant à la conque des mains avide de l’homme gantée, c’est pour laisser virevolter dans son sillage une bourrasque quasi-infinitésimale de poussière de phrase, comme un léger battement d’aile, une incise, par-delà les mottes de terres impavides et les crampons chtoniens : et, c’est aussi un peu le ciel.
«Au cas où, 1. e4»,
Matthieu Parlons