Sélection Panorama de la Berlinale
Le documentaire commence sur une série de plans poitrine de personnes que Vivian Maier a connues : essentiellement des membres de familles pour lesquelles elle a travaillé, ainsi qu’une amie. Les sourcils se froncent, les bouches s’ouvrent sur du silence. Chacun cherche le mot juste qui ne vient pas spontanément. « Paradoxale », finit par lâcher l’un d’entre eux, mot diapason qui donne le la du personnage. Vivian Maier fut en effet une femme de paradoxe dont la destinée est peu banale. Elle a vécu pendant plus d’une quarantaine d’années au service de familles américaines aisées en tant que « nanny » et connaît aujourd’hui, post-mortem, le sort d’une véritable star de la photographie de rue. Sa vie modeste et effacée est sans commune mesure avec la renommée actuelle de son travail.
John Maloof a été la première personne à découvrir ses photographies en décembre 2007 à l’occasion d’une vente aux enchères où il se procure une boîte de négatifs qui appartenaient à une vieille dame. Ebranlé puis conquis par sa trouvaille, il décide de mener une investigation et réalise un film qui suit la véritable plongée qu’il a effectuée dans la vie bien cachée de cette nounou hors-norme de Chicago. Mais qui donc était cette femme qui cachait si jalousement ses photographies, ce volumineux et méticuleux travail de documentation? Comment se fait-il qu’elle ait laissé dans ses cartons plus de 1000 pellicules noir et blanc et 700 couleur non développées ? Telles sont les questions lancinantes qu’il pose à travers ce film dans lequel il multiplie voyages et interviews.
La volonté première de Vivian semble en effet d’avoir été de rester à l’abri des regards, elle qui passait officiellement ses journées dehors à promener les enfants qu’elle gardait, mais surtout à photographier avec une forme de rapacité peu commune, les passants et tout ce qui attirait son œil aiguisé dans la rue. Etre tout regard mais se protéger des regards : voilà peut-être son plus saisissant paradoxe.
Le documentaire prend le parti de l’humour, de l’humanisme. La salle a rigolé franc en regardant des clichés qui venaient défiler sur l’écran, donnant un aperçu du travail de la photographe. On y voit des passants, des badauds, des enfants qui pleurent, des pauvres, des soûlards, tous saisis dans des situations insolites, cocasses, tragiques ou tendres. Des scènes émouvantes de la vie quotidienne. Les personnes interrogées décrivent Vivian Maier comme quelqu’un de formidable, avec des opinions très arrêtées, quelqu’un d’excentrique et de très secret, particulièrement en ce qui concerne la photographie. Certains ignoraient qu’elle prenait des photographies, d’autres se souviennent d’elle ayant « toujours un appareil autour du cou ». Les enfants qu’elle a gardés surtout, connaissaient son activité sans en avoir jamais vu le résultat.
Mais le passe-temps s’arrête là où commence l’obsession, or c’est bien de cela qu’il s’agissait chez Vivian Maier, d’une compulsion à l’origine d’un exercice quotidien qui lui conférait une grande discrétion dans l’exécution de ses mouvements et une surprenante vélocité dans le cadrage et la mise au point de son Rolleifex. Une femme se rappelle d’un jour où Vivian était de sortie avec son frère et qu’il s’était fait renverser par une voiture. Selon elle, chaque fois que celui-ci parle de l’accident, il dit toujours que Vivian le prenait en photo alors qu’il gisait au sol. Ce souvenir est un précieux indice de ce qui primait chez Vivian : l’instinct de conservation. Son réflexe ne fut en effet pas d’aider en premier lieu ce petit garçon (et cela peut paraître à certains égards choquant, il est vrai) mais de le prendre en photo, c’est-à -dire de marquer l’évènement qui aurait pu s’avérer tragique, plutôt que de lui venir en aide. C’est dire à quel point la photographie et la mémoire de l’instant étaient complètement intégrées dans son fonctionnement psychomoteur.
Les côtés sombres de sa personnalité et sa fragilité ne sont donc pas occultés dans le film qui ne fait pas de Vivian Maier un figure lisse, mais au contraire pleine de ses contraires. Les intervenants évoquent pêle-mêle son côté garçonne qui coexistait avec son attitude maternelle en compagnie des enfants, les chemises d’hommes qu’elle préférait à celles des femmes car elles étaient « mieux taillées », sa crainte d’être touchée physiquement par des hommes, sa solitude évidente, son besoin quelquefois d’être aimée comme un membre de la famille. Personne ne sait réellement ce qu’elle a vécu avant de travailler pour ces familles, mais une ancienne petite fille qu’elle a gardée pressent qu’elle a été molestée ou abîmée d’une façon ou d’une autre pour agir de façon si étrange, être si frileuse socialement et si protectrice de son intimité. Certaines zones d’ombres demeurent inexpliquées et le resteront sûrement dans la mesure où les membres de sa famille proche sont dispersés ou décédés.
John Maloof s’est alors demandé, en raison de leur quantité, pourquoi elle tenait tant à garder ses photos pour elle, à ne pas se faire connaître en tant que photographe. Dans sa démarche il doute et se sent coupable de rendre son travail à la lumière alors que tout indique non seulement qu’elle ne voulait pas être connue mais qu’elle cherchait en plus à brouiller les pistes sur sa personne et jouait constamment de son identité. En dehors de ses employeurs, elle persistait à travestir son nom et écrivait « Maier » de toutes les orthographes imaginables, refusait de donner une adresse ou un numéro de téléphone sur lequel la joindre. Un détail concernant ses origines a vraiment surpris les familles interrogées : Vivian possédait un accent français prononcé qu’elle avait sans doute pris au village Saint Bonnet en Champsaur d’où était originaire sa mère et dans lequel elle vécut pendant une grande partie de son enfance. Beaucoup croyaient qu’elle venait de France où d’un pays germanique alors que non, elle était née à New-York et y avait vécu jusqu’à ses quatre ans avant d’y revenir avec sa mère à l’âge de douze ans. Cet accent était très probablement une affectation, un choix lui permettant de suggérer qu’elle n’était pas américaine de naissance. Un linguiste interrogé raconte également que lors de leur rencontre, elle lui a indiqué un faux nom. Comprenant que ce n’était le sien, il lui demande pourquoi elle ne souhaite pas le divulguer. Elle répond : « I am sort of a spy ». Mais espion de quoi, si ce n’est de la société ? Vivian agissait en effet, sans avoir le statut, comme une espionne. Elle traquait les gens, les bizarreries dans la rue, les faits divers, et collectionnait les articles de journaux avec une passion un peu trop envahissante vers la fin de sa carrière.
Maloof finit par découvrir une lettre qui le conforte dans une autre direction : Vivian avait conscience de son talent et a même pensé à monter une affaire avec un photographe local de Saint-Bonnet en Champsaur. Mais cette lettre demeure le seul témoin d’une tentative de faire commerce avec sa passion. Elle préféra sûrement rester nourrice pour s’y adonner pendant son travail et pendant ses temps libres. De plus, le fait de s’être placée au bas de l’échelle sociale, car elle avait fait le choix de s’identifier aux pauvres, la libérait d’une forme de pression de réussite. Elle jouissait grâce à son activité d’une grande liberté de pensée et de mouvements.
Le film se termine sur l’aggravation des problèmes mentaux de Maier, qui devient ingérable et se fait licencier par une famille dont elle était pourtant très proche. Elle meurt esseulée et endettée, aidée financièrement par d’anciens enfants qu’elle a gardés. Le documentaire permet ainsi de comprendre comment cet instinct presque morbide du tout à l’image allié à une grande compréhension de la nature humaine ont fait de Vivian Maier une photographe humaniste immensément prolifique. Les photographies de Vivian Maier sont populaires, au sens noble du terme : elles touchent de façon universelle et ne sont pas uniquement réservées à une élite culturelle qui fréquente les musées. En témoigne l’engouement que lui ont réservé les internautes avant que John Maloof ne parvienne à organiser la première exposition au centre culturel de Chicago qui a confirmé par son affluence record l’emballement initial de la blogosphère. Le succès du film qui tourne dans les festivals entérine lui aussi, en amont-même de sa sortie en salle, la justesse de l’ambition de son réalisateur : remettre Vivian Maier dans la boîte de l’histoire.Â
Inés Coville