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Quand l’avant-garde réveille la “belle endormie”

Focus sur une expérience culturelle avant-gardiste, née là où on ne l’attendait pas.

SIGMA ART CULTURE

Dans les années 1960, la vie culturelle bordelaise est encore très fortement marquée d’une empreinte classique, élitiste, autour de son Mai musical et des cocktails post-représentations au Grand Théâtre. Pourtant, en 1965, sous l’impulsion d’un homme, Bordeaux va devenir pour les trente années à venir un lieu de passage obligé de la création contemporaine. Cet homme, c’est Roger Lafosse. Philosophe de formation, il s’adonne volontiers dans ses jeunes années parisiennes à sa passion pour le jazz aux côtés de Charlie Parker et de Boris Vian. Lorsqu’il s’installe à Bordeaux pour travailler dans l’entreprise familiale, sa passion dévorante pour la création ne reste pas enfouie bien longtemps. La rencontre avec Jacques Chaban-Delmas fera le reste. Après plusieurs négociations, le Maire de Bordeaux donne son accord pour lancer, au départ de manière expérimentale, une « semaine de recherche et d’action culturelle ». La dénomination Sigma n’est pas le fruit du hasard. Cette lettre de l’alphabet grec est en mathématique le symbole de la somme de quantités infinitésimales, qui finissent par former un tout.

L’aventure Sigma est lancée : entre 1965 et 1996, Bordeaux sera, par intermittence, un lieu central d’effervescence culturelle. Le but de la manifestation est d’offrir à la vue des spectateurs ce que la création contemporaine compte à l’époque de plus novateur, de plus corrosif, de plus provocateur. La ligne du festival est transdisciplinaire : les arts nouveaux, les nouvelles technologies, le jazz et l’audiovisuel viennent compléter les formes plus traditionnelles du spectacle vivant que sont la danse et le théâtre. En ressort une expérience unique, profondément novatrice, qui a inspiré de nombreuses manifestations créées par la suite. En 1972, Sigma s’institutionnalise puisqu’est créé un Centre d’Information Sigma, sous la direction conjointe de la Ville de Bordeaux, du ministère de la Culture et des conseils généraux et régionaux.

[caption id="attachment_7987" align="aligncenter" width="640"]© MICHEL LACROIX © MICHEL LACROIX[/caption]

Mais l’audace, l’avant-garde et l’insolite ont un prix. Dès le départ, le soutien de Jacques Chaban-Delmas provoque des discussions houleuses au Conseil municipal. Roger Lafosse se rappelle des propos d’un élu de l’époque : « Monsieur le Maire, vous donnez de l’argent à ces gens là pour faire de la musique avec des machines à écrire ! On ne me fera jamais croire que des clarinettes peuvent jouer avec des machines à écrire ! ». Les réactions sont parfois violentes, comme en atteste le scandale provoqué par une représentation de la pièce de Sylvano Bussoti, la Passion selon Sade, au cours de laquelle un groupe de spectateurs investit la scène, déchirant avec fureur les costumes et décors, en guise de contestation passionnée contre cette culture jugée subversive. Pour le créateur de Sigma ces réactions sont naturelles et la volonté de choquer est un but en soi. Déranger est pour lui une nécessité, le seul moyen de provoquer la réflexion, de « décoller la pulpe du fond ».

En 1996, après l’élection d’Alain Juppé, sur fond de difficultés financières et de volonté de marquer le début d’une nouvelle aire politique, les subventions de la ville de Bordeaux au festival sont stoppées net. Le festival entre alors dans une lente agonie. Mais Roger Lafosse peut être fier. Il a réussit à faire mentir, pendant plus de 30 ans, l’écrivain bordelais François Mauriac, qui affirmait à propos de sa ville : « Ici nul réfractaire ne saurait vivre. Il faut accepter d’être une pierre grise du gris édifice ».

Sarah Hillaireau

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