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Party For Your Right to Fight : Hip Hop et Politique dans l’Amérique des années 1980

Les présidences Reagan n’ont pas fait rêver la population afro-américaine. La politique économique mise en œuvre pendant ces deux mandats – la Reaganomics – accroissent les inégalités sociales et favorisent la reségrégation urbaine : les centres-villes de Détroit, Chicago, Cleveland, Los Angeles et New York se vident de leurs populations blanches qui vont s’installer en banlieue. En 1980, le Civil Rights Movement est terminé depuis plus de 10 ans et la communauté noire n’a plus de leaders. Débarquent alors Public Enemy, Run DMC, Rakim, et NWA avec leurs couvre-chefs et leurs textes énervés. Tout le monde sent qu’ils vont retourner la chambre, mais personne ne sait s’ils sont les nouveaux porte-paroles du black power ou simplement une bande d’excités inconscients.

La plupart de ces rappeurs ont baigné dans l’atmosphère civil rights par l’intermédiaire de leurs parents. Chuck D, le leader de Public Enemy, est inscrit dès ses 10 ans dans divers programmes éducatifs consacrés à la cause afro-américaine tels que celui de l’université d’Hofstra [1]. Lui et Rakim admirent Malcom X et Louis Farrakhan, le leader controversé de l’organisation religieuse afro-américaine Nation of Islam. Chuck D dira plus tard de son groupe qu’ils sont les « Black Panthers du rap » [2].

Ils veulent pourtant rompre avec une certaine conception du militantisme noir ; las d’aspirer à une intégration sans remous à la population blanche, ils cherchent une nouvelle voie. Et Dr. Dre (à l’époque membre de NWA) de déclarer : “I wanted to go all the way left. Everybody was trying to do this black power and shit, so I was like, let’s give ’em an alternative” [3].

De façon assez évidente, le fond du message est avant tout racial. Comme James Brown avant eux, les rappeurs affirment leur fierté identitaire. Run DMC dans Proud to be black :

Like Martin Luther King, I will do my thing

I’ll say it in a rap cause I do not sing

You know I’m proud to be black y’all, and real brave y’all

And motherfucker I could never be a slave y’all

So take that!

Like Dr. King said, we shall overcome !

Eric B et Rakim adoptent une position plus spirituelle ; l’éveil identitaire se fait à travers le soul : l’expression, à travers la musique, d’une spiritualité liée à leurs racines africaines. Dans I Know You Got Soul :

For those that can dance and clap your hands to it 

I got soul that’s why I came
To teach those who can’t say my name

[caption id="attachment_8145" align="aligncenter" width="500"]Rakim, dans la lumière divine. © MikaV Rakim, dans la lumière divine. © MikaV[/caption]

Les Public Enemy, eux, sont des vrais furieux. Leur rap n’est que politique. Chuck D : « [Notre but était de] former, d’ici 1992, 5000 leaders noirs potentiels, des gens capables d’être responsables, et aussi d’enseigner et de dire à tout le monde qu’il y avait pour nous une meilleure façon d’agir sans tomber dans aucun piège. Je ne pensais pas que ça arriverait si vite… Je savais que les seuls qui pouvaient faire bouger les choses, c’étaient nous mêmes. Nous avons donc fait en sorte de construire une stratégie soignée et, en gros, nous nous y sommes tenus” [4].

[caption id="attachment_8146" align="aligncenter" width="500"]Les Public Enemy et leur milice factice, la Security of the First World. Les Public Enemy et leur milice factice, la Security of the First World. [/caption]

Ils créent le malaise en se mettant en scène avec des armes à feu. Ils sont parfois accusés de suprémacisme noir. [5] Les icones de la culture blanche américaine morflent :

Elvis was a hero to most

But he never meant a shit to me you see,

Straight up racist that sucker was,

Simple and plain,

Motherfuck him and John Wayne,

Cause I’m Black and I’m proud [6]

La contestation s’étend à tout ce qui est lié de près ou de loin à l’establishment blanc : la presse (Public Enemy, Don’t Believe the Hype), ou les services de l’Etat qui, au mieux, lâchent l’affaire dans les quartiers sensibles (Public Enemy, 911 is a Joke), au pire ont la matraque facile (NWA, Fuck tha Police) :

Fuck the police comin straight from the underground

A young nigga got it bad cause I’m brown

And not the other color so police think

They have the authority to kill a minority

Mais le hip hop doit encore se diffuser dans la population blanche pour que la protestation ait un sens. Run DMC et les Beastie Boys vont faire le pont entre les communautés. Les premiers cartonnent auprès du public blanc en teintant leur rap d’un esprit rock’n’roll : en chantant Walk This Way avec Aerosmith sur l’album Raising Hell, ils sont les premiers rappeurs à dépasser le million de vente aux USA [7]. Les Beastie Boys font le chemin inverse et deviennent les premiers blancs à s’imposer dans la ligue. La ligne de stats est sans appel : 17 points, 11 rebonds, 12 passes et 7 million d’albums vendus pour License to Ill. [8]  White men can jump.

[caption id="attachment_8147" align="aligncenter" width="500"]Le « Big Three » des Beastie Boys © NME Le « Big Three » des Beastie Boys © NME[/caption]

Le message est pourtant loin d’être cohérent. Sur la forme, des groupes comme Public Enemy cherchent à maximiser leur audience pour frapper large et fort. Rakim conçoit au contraire son art comme une démarche spirituelle qui doit permettre d’accéder à la liberté de manière individuelle. Greg Tate notait : « Chuck D’s forte is the overview, Rakim’s is the innerview ». [9] 

Ils sont également divisés sur la portée – universelle ou locale – de leur message. Public Enemy, Run DMC et Rakim s’adressent à tout le monde sans distinction. Mais à Rakim qui affirme « it ain’t where you’re from, it’s where you at » [10], les NWA répondent « born and raised in Compton » [11]. Le sentiment d’appartenance au quartier (« the hood ») est plus fort que celui de la communauté afro-américaine prise dans son ensemble. C’est une tendance que l’on retrouvera dans l’affrontement côte Est/côte Ouest.

[caption id="attachment_8148" align="aligncenter" width="500"]NWA, « Straight Outta Compton ». NWA, « Straight Outta Compton ». [/caption]

Enfin, tandis que Public Enemy et Rakim se retrouvent sur les notions de discipline et de contrôle, les sales gosses de NWA font dans l’excès :

Everwhere we go they say [damn!]
NWA’s fuckin’ up the program
And then you realize we don’t care
We don’t “just say no”, we to busy sayin’ yeah! [12]

Cette dernière ligne vise à la fois les autres rappeurs, trop occupés à protester pour s’amuser, et le gouvernement Reagan, qui avait mis en place une campagne de sensibilisation contre les drogues et la violence, et dont le slogan était « we don’t just say no ».

Evidemment ça n’amuse pas toujours leurs consorts ; pourtant leur rap décomplexé a paru juste à beaucoup de monde. Ice Cube et Dr Dre, membres de NWA, ont tous deux beaucoup mieux marché en solo que Rakim ou Chuck D. « You gotta fight for your right to party ».

Florentin Juillet


[1] David Dufresne, Yo ! Révolution Rap, Editions Ramsay, 1991.

[2] Jeff Chang, Can’t Stop Won’t Stop : une histoire de la génération hip hop, Allia, 2006.

[3] Brian Cross, It’s Not About a Salary… Rap, Race and Resistance in Los Angeles, Verso, 1993.

[4] David Dufresne, op. cit.

[5] David Dufresne, op. cit.

[6] Public Enemy, Fight The Power, album Fear of a Black Planet, 1990.

[7] David Dufresne, op. cit.

[8] Id.

[9] Jeff Chang, op. cit.

[10] Rakim, I Know You Got Soul, album Paid in Full, 1987.

[11] NWA, Compton’s N The House, album Straight Outta Compton, 1988.

[12] NWA, Gangsta Gangsta, album Straight Outta Compton, 1988.