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Gauguin, ou la quête perpétuelle

L’homme est sulfureux. Pédophile, ivrogne, illuminé, raciste, sauvage… Autant de qualificatifs qui viennent écorner le mythe Gauguin, peintre génial en quête d’absolu habité par une « terrible démangeaison d’inconnu », fasciné par les civilisations primitives à la manière d’un ethnologue, comme celle qu’il ira chercher à Tahiti et aux îles Marquises.

A la fin des années 1870, Paul Gauguin fait ses gammes chez les impressionnistes, dont il achète de nombreuses œuvres, et avec lesquels il commence à exposer. Il quittera tout pour son art : son travail d’agent de change, sa vie rangée, sa femme danoise, ses enfants… « La couleur pure ! Il faut tout lui sacrifier » dira-t-il. « Nous sommes tombés dans l’abominable erreur du naturalisme. La vérité, c’est l’art cérébral pur, c’est l’art primitif ». Un artiste de l’imagination donc, un non-conformiste, moins préoccupé à peindre ce qu’il voit qu’à créer un frisson d’un coup de pinceau magique.

La richesse de cette formidable exposition au Grand Palais ne tient pas dans les réponses apportées aux légitimes interrogations qui émaillent le débat sur sa vie de jouisseur dans les îles, mais bien plutôt en ce qu’elle exhibe la diversité de l’artiste, tout à la fois peintre, sculpteur, céramiste. En cela, l’exposition est instructive et parfaitement construite : aux tableaux répondent les sculptures, aux reliefs succèdent les dessins. A une époque où les arts décoratifs sont méprisés au profit des beaux-arts, Gauguin fait exploser ces barrières pour construire une œuvre expérimentale, protéiforme, totale.

On s’attarde sur les techniques de Gauguin, son trait, ses formes, ses matériaux, pour mieux comprendre – par-delà l’Eden perdu qu’il imagine – la spécificité propre de son génie. Non pas la féconde imagination qu’il déploie pour représenter un monde primitif disparu, détruit par la « mission civilisatrice » de la France, mais sa méthode, ses procédés, sa technicité. L’artiste, selon les mots de Pissarro, « s’en tient à la simplicité, aux grands traits qui font la physionomie ». On admire également son « synthétisme », imaginé aux côtés d’Emile Bernard à Pont-Aven, ces lignes foncées qui viennent délimiter les différentes zones colorées, où la forme est réduite à l’essentiel. Initié à la peinture par Pissarro mais autodidacte, c’est un artiste libre que l’on vient contempler ici, qui s’est jeté corps et âme dans l’art comme on plongerait à l’eau sans savoir nager. Gauguin aime s’affranchir : de la tradition picturale classique, de l’impressionnisme – dont il catalyse la chute -, de la société occidentale, de l’Eglise. La manière et la matière : voilà le thème, finalement, de cette exposition.

Primitiviste, Gauguin se nourrit d’influences multiples qui offrent à sa peinture une tonalité universelle : son enfance au Pérou, son intérêt pour les fresques égyptiennes ou encore l’art japonais … Toutes ces sources viennent irriguer son œuvre sur l’origine de l’humanité et sa recherche d’une religion primitive.

[caption id="attachment_11467" align="aligncenter" width="603"]« Te nave nave fuena » (« Terre délicieuse »), 1892. « Te nave nave fuena » (« Terre délicieuse »), 1892.[/caption]

En quête d’un retour aux aurores civilisationnelles, Gauguin trouvera dans la représentation de ces femmes et paysages tahitiens une forme d’aboutissement de son art, au fin fond de ces contrées reculées. Se perdre, pour finalement se retrouver, retrouver un sens et un rapport originel à l’existence : « la civilisation s’en va petit à petit de moi et je commence à penser simplement, n’avoir que peu de haine pour mon prochain et je fonctionne animalement, librement, avec la certitude du lendemain pareil au jour présent. » écrira-t-il dans Noa Noa.

De Pont-Aven, ce « trou de Bretagne », à Arles jusqu’aux Marquises, Gauguin nous promène à travers sa recherche d’un état sauvage authentique et nous invite à la réflexion sur notre mode de vie, notre rapport au temps et à l’espace, nos mythes fondateurs. Figure tutélaire du symbolisme au style empreint de dénuement, l’artiste, derrière la simplicité apparente de ses œuvres, nous empêche de tourner en rond. Son art est non seulement existentiel mais « existence » au sens premier du mot, instinctif, vivant, ancré dans le réel et profondément céleste. Transformateur du plomb du réel en expression artistique supérieure, son alchimie opère.

  •  « Gauguin l’alchimiste », jusqu’au 22 janvier 2018. Grand Palais, Paris 8e.

Anthony Samama

Retrouvez l’auteur sur Twitter : @AnthonySamama