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“Les Chiens errants” : repli du hors-champ

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Naturalisme

Difficile à première vue de juger du dernier film de Tsai Ming-liang. S’il semble en effet sombrer dans une contemplation qui le fait tendre dangereusement vers un naturalisme dénué de tout intérêt, sa fin amène un retournement et en impose une relecture, réinvestit a posteriori ses images. Qu’en est-il alors vraiment ? Pour le comprendre il est nécessaire de revenir à cette idée de naturalisme. Reprenons la définition critique qu’en donnait Serge Daney : le naturalisme est « cet art de faire passer le représenté pour le réel (…) de résorber l’hétérogénéité des êtres et des choses. »[1] Cette dérive du réalisme (dont Bazin facilitera l’émergence sur le plan théorique par son fantasme de cinéma ontologique — bien qu’il en perçoive évidemment les limites et concède lui-même qu’ « il faudra toujours sacrifier quelque chose de la réalité à la réalité »[2]), elle culmine dans la captation brute et « objective », devenue porte-étendard de la télévision, caractéristique pleinement assumée du « reportage » journalistique, de la « télé-réalité » (et avec eux de « l’idéologie du direct »[3]) ou de la publicité, contaminant jusqu’à l’appellation même de « documentaire ». Elle repose sur un principe simple : ce qui est vu est ce qui est réel et, prolongement nécessaire, le réel se limite à ce qui est vu. Outre les dangers idéologiques de ce genre de considération (où le monde se réduit à ce que veulent bien en montrer ceux qui possèdent déjà les moyens de production des images), on comprend la pauvreté d’une telle définition de l’image en même temps que le peu de réalité qu’elle contient en fait.

De la « réalité », on préfèrera une autre définition qui ne la considèrerait pas comme pré-existente, comme une chose en soi qu’il suffirait d’enregistrer grâce à la seule technique, mais bien plutôt comme quelque chose à construire, comme le résultat d’une opposition : « la pensée artistique commence par l’invention d’un monde possible ou d’un fragment de monde possible, pour le confronter par l’expérience, par le travail (peindre, écrire, filmer) avec le monde extérieur. Ce dialogue sans fin entre l’imagination et le travail permet que se forme une représentation toujours plus aiguë de ce qu’il est convenu d’appeler la réalité. »[4] On voit bien ici la nécessité d’un point de vue dans l’appréhension du « monde extérieur ». Le « vrai » documentaire par exemple n’est donc jamais exempt de mise en scène ; sur ce point, il ne devrait pas même être distingué de celle qu’on lui oppose trop souvent : la fiction. Il n’y a qu’à voir les films de Van der Keuken, Watkins, Wiseman ou Wang Bing pour s’en convaincre. Ce qu’on peut reprocher alors à Tsai Ming-liang, c’est presque une trop grande confiance dans la capacité de ses images à coller au réel, à être le réel. Au fond c’est comme si Les Chiens errants, en voulant à tout prix pénétrer voire marquer ce réel, s’interdisait une mise en scène sous prétexte de saisir celle qui opère déjà dans le système capitaliste de la société taïwanaise. Comme si la seule (re)présentation, le seul fait de montrer, de faire voir la misère suffisait à la toucher dans sa plus grande vérité (et plus encore comme si cela était même le seul et l’unique moyen).

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Durée

L’argument majeur du film repose sur la durée. Il s’agirait de dire, à travers tous ces longs plans séquences majoritairement fixes sur des scènes du quotidien d’une famille taïwanaise dans le dénuement le plus total, que plus longtemps nous sommes mis en face d’une image, plus nous parvenons à en dépasser le statut représentatif : plus nous accédons à sa réalité première. Ce cinéma de la durée n’est pas neuf : depuis Rossellini jusqu’à Bruno Dumont en passant par Antonioni, Albert Serra ou Béla Tarr, il existe dans une certaine fraternité au réalisme défendu par Bazin (que Daney moque gentiment lorsqu’il compare l’écran à une poêle Tefal en verre « exposée au feu du réel »[5]). Pourtant, s’il permet à tous ces auteurs une expérience cinématographique —souvent proche d’un certain mysticisme—, il peine chez Tsai Ming-liang à faire exister quoi que ce soit d’autre que ce qui est là. On nous immerge, on nous plonge la tête sous l’eau jusqu’à l’essoufflement, jusqu’à l’épuisement des images ; mais le réel peine à poindre. Aussi frontalement soit-il exposé, il semble toujours acquis, comme du déjà-là qu’il suffirait de capter ; c’est donc ne rien en dire. Sans porter à aucune transcendance, les images se redoublent elles-mêmes, martèlent ce réel qu’elles voudraient dire mais qui leur échappe sans arrêt. Souvent en gros plans, le film nous montre le père qui mange, une cuisse de poulet, du début, à la fin ; ou le père, posté au croisement d’une rue, portant une pancarte faisant la pub d’un hôtel, qui se met à chanter, une première fois, puis une seconde, un peu plus fort ; ou le père, rentrant ivre dans son cabanon de tôles, allongé à côté de ses enfants, qui découvre le chou dont sa fille a fait une poupée, et le mange, du début, à la fin.

On a dit que le film était porté par le seul et profond désir du réalisateur de filmer des visages, et notamment celui de son acteur fétiche Lee Kang-shen (Cahiers du cinéma). On a aussi dit que le film —probablement le dernier du réalisateur pensait-on jusqu’à l’annonce d’un nouveau moyen métrage— avait été fait, dans un geste rageur, dépité et exténué mais pour autant génial, contre le cinéma, se foutant royalement du spectateur (Chronic’art). A l’inverse, on a encore pu conclure que les portraits du film étaient bons pour le musée puisque dénués de toute narration (Positif). Tous ces éléments semblent oublier la nature des images. Si on peut effectivement considérer qu’un désir de visages puisse être essentiel au geste d’un cinéaste, encore faut-il que ses images appellent autre chose que leur seule présence, sous peine de tomber sous le joug d’un esthétisme gratuit. Par ailleurs, si aller contre le cinéma signifie se dédouaner d’une quelconque interrogation relative au couple représenté/réel, il devient difficile de sauver de telles images d’un naturalisme obséquieux. Pour autant, le film ne nous semble pas dénué de narration ; celle-ci prend même une place importante dans le dernier tiers du film, où l’irruption d’un flash-back engage un repli du film sur lui-même, charge toutes les images qui le précèdent d’un sens nouveau. Reste à voir jusqu’à quel point.

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Repli

Après la séquence du chou, sous une pluie torrentielle, le père ivre rejoint avec ses deux enfants une petite barque ; une femme (la vendeuse du Carrefour qui s’est prise d’affection pour la petite fille) réussit à les retenir sous son aile et laisse le père partir seul à la dérive. Cette séquence est la véritable fin de l’histoire de cette famille. Ce qui advient par la suite est un flash back, un retour à la période où le père et la mère vivaient toujours ensemble dans un appartement délabré, imbibé d’eau et recouvert de moisissures noires ; sorte de derniers moments heureux en famille où se lit pourtant déjà la fin (belle séquence d’anniversaire du père inerte et muet). Il faut alors s’arrêter sur les deux plans qui clôturent le film, très réussis. On y voit pour la première fois l’homme et la femme ensemble, au moment où se joue pourtant leur séparation. Alors qu’ils pénètrent dans les ruines d’un immeuble, la caméra se rapproche d’eux en même temps qu’ils avancent vers nous, puis elle s’arrête de manière à avoir les deux visages en gros plan, celui de la femme, net au premier plan, celui de l’homme flouté derrière. Ce cadrage, comme beaucoup d’autres avant lui, tiendra bon un quart d’heure : tandis que la femme contemple sans ciller une peinture murale (sorte de champs de pierres qui prolonge les gravats du sol de la pièce où ils se trouvent), elle tourne le dos à l’homme, ivre, qui continue à boire, se laisse déconcentré par un train qui passe au fond, semble incapable de franchir le pas qui le sépare de la mère de ses enfants. Dans ce plan véritablement antonionien, l’homme finit par se rapprocher : en un geste d’enfant, il vient poser délicatement sa tête sur le dos de la femme avec une vulnérabilité touchante. Cet instant est d’autant plus beau qu’on ne l’attendait plus depuis longtemps. Mais il est immédiatement rompu : dans un déchirement violent, la femme s’en va, comme si en la sortant de sa contemplation l’homme l’avait ramenée à une réalité inacceptable ; il demeure seul au milieu des gravats. On pense à l’histoire qu’Alexandre/Jean-Pierre Léaud raconte avec une émotion presque insoutenable à Veronika dans La Maman et la putain et qu’il résume ainsi : « au moment où un type s’aperçoit qu’il aime une femme, elle décide de le quitter; c’est pitoyable ».

Ainsi la fin du film est-elle aussi le début de son histoire : histoire d’une famille écartelée, divisée, histoire de la douleur d’un homme qui ne supportera pas sa misère sentimentale et économique et qui finira seul, histoire de deux enfants qui vont se retrouver orphelins. Le contact et la rupture de la « séquence aux deux visages » semblent alors organiser doublement le film. Le contact, ce point de réunion, ce rapprochement semble être l’instant vers lequel tout converge : comme si l’attente accumulée jusqu’à la frustration, la solitude de l’homme trouvait là à se délivrer d’un coup. La rupture du couple quant à elle amène une seconde lecture du film : elle n’est pas un point vers lequel tendre mais plutôt un pôle d’où se diffuse une douleur qui vient s’immiscer rétrospectivement dans toutes les images. De ce point de vue, cette séquence finale est la source de tout le film : c’est son rythme, originel, qui aurait alors donné le tempo au reste des images qui la précèdent dans l’œuvre mais pas dans l’histoire. Comme si le personnage masculin était enfermé dans une boucle temporelle, comme s’il revivait incessamment cette durée qui avait précédé la rupture amoureuse. C’est une belle idée, qui fait exister le film moins comme une expérience directe qu’a posteriori dans la reconsidération de sa durée, dans le souvenir alors modifié des séquences passées.

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Fermeture

C’est aussi un pari risqué que se lance Tsai Ming-lang. En rattachant tout son film à une séquence, il parvient certes d’un côté à le sauver in extremis d’un naturalisme achevé : il accorde à ses images un hors champs qui nous permet de les réinterpréter ; mais paradoxalement, d’un autre côté, en révélant ainsi leur hors champs, il ruine l’autonomie qu’elles revendiquaient jusqu’à lui. Le film se redouble en fait comme chaque séquence se redoublait déjà ; il se referme sur lui-même, affirme que tout est là (que tout était là depuis le début), achève sa peinture en lui fournissant les contours d’une justification d’ordre psychologique (c’est un peu comme si Citizen Kane, au lieu de conclure sur l’image énigmatique de la luge, présentait des archives de Kane en séance de psychothérapie confessant finalement que oui, il avait bâti son empire uniquement en révolte à une enfance malheureuse). Si la réinterprétation se fait une fois le film terminé, on ne peut donc pas pour autant la considérer comme une ouverture : il n’y a pas là édification d’un véritable hors champs qui dépasserait l’œuvre mais au contraire un principe de fermeture. Rendu visible, le hors champ du film s’annihile par la même occasion. Or, sans lui, difficile de donner sens à un cinéma de la durée.

En se contentant de filmer ce qui est là, en opposant les champs du quartier général de la misère de cette famille ou des hommes-pancartes aux contre-champs du Carrefour ou d’un appartement luxueux, Tsai Ming-liang ne fait qu’enregistrer et donc que reproduire la séparation qui opère déjà dans la mise en scène du réel par le système capitaliste. Il n’en dit donc pas grand chose.

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Quentin Le Goff


[1] La Rampe, Serge Daney, Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1983, p 75.

[2] Ibid. p 39. Daney cite ici le tome IV de Qu’est-ce que le cinéma ?

[3] Ibid. Lire également le premier article de l’opus, « Sur Salador », sous-titré (Cinéma et publicité).

[4] The Old place, Jean-Luc Godard et Anne-Marie Miéville, 1998.

[5] Op. cit. Daney, p 40.

 

4 Commentaires

  • Posté le 16 June 2014 à 15:32 | Permalien

    “le film ne traite jamais vraiment non plus du contexte politico-économique de la Chine.”

    Normal puisque ce film se passe à Taïwan, et non en Chine. Il faut quand même se renseigner quand on parle d’un cinéaste majeur de la nouvelle vague taïwanaise, témoin des transformations de la société taïwanaise depuis les années 80.

    L’erreur est de plus répétée plusieurs fois dans l’article, et aurait pu être corrigée suite aux événements récents du “printemps taïwanais”.

  • Posté le 16 June 2014 à 15:58 | Permalien

    Bonjour, Quentin Le Goff, l’auteur, va vous répondre sous peu.
    Merci de votre fidélité.
    L’équipe PdC

  • Posté le 17 June 2014 à 19:48 | Permalien

    NMH,
    Vous avez raison, il faut être précis. Je vous remercie donc pour votre correction et votre exigence, que je partage pleinement. Je me permettrai ainsi d’apporter les modifications nécessaires à l’article, d’autant plus qu’au fond, elles ne changent pas mon propos. Qu’il s’agisse de la Chine ou de Taïwan en effet, ce qui m’intéressait était bien l’appréhension du rapport au système capitaliste, que partagent aujourd’hui les deux pays. Si c’est un phénomène bien plus récent pour la Chine, et si vous avez eu tout à fait raison de le rappeler, il n’en demeure pas moins qu’aujourd’hui le politique s’y voit résumé, au même titre, à une gestion économique (et quelle gestion…); et ce d’ailleurs à une échelle mondiale.
    Il me semble impossible dans ce cadre de livrer un cinéma de la spécificité nationale, quelle qu’elle soit. Et même si cela était possible, je doute que ce fût souhaitable. Si tout Cinéma s’origine bien sûr dans une subjectivité culturelle, il m’apparaît que sa première vertu consiste justement à la rendre invisible, à la dépasser et à tendre vers autre chose: une certaine universalité dirais-je. D’où l’idée aussi d’axer l’article moins sur le contexte taïwanais que sur des questions de représentation et de durée, d’image et de mise en scène, qui sont des questions, certes de Cinéma, mais qui sont aussi sûrement et de ce fait, essentiellement politiques, puisqu’elles luttent contre la sacro-sainte croyance en l’objectivité, malheureusement caractéristique de la majorité de la production audiovisuelle.
    Ceci étant dit, je retiens ma leçon: Tsai Ming-Liang est Taïwanais.
    L’auteur, Quentin Le Goff

  • Posté le 20 June 2014 à 12:19 | Permalien

    Merci pour votre réponse.
    Effectivement le modèle capitaliste est commun, mais l’un se fait dans un système démocratique (Taïwan) quand l’autre l’est à travers une dictature (Chine).

    Je partage pleinement votre remarque sur l’opposition documentaire/fiction qui devrait être bannie.

    En revanche sur le naturalisme, dans les films de Tsai Ming Liang on part généralement d’une situation qui colle au réel pour opérer un basculement infime du côté du burlesque par l’utilisation de la durée mais aussi l’expression des corps et des lieux. Je n’ai jamais vu quelqu’un manger un chou cru en entier, rester à ce point immobile en homme sandwich sans cligner des yeux ou devant une fresque, des gens vivre dans un appartement calciné avec du mobilier design. C’est valable pour les Chiens errants comme pour d’autres de ses films. Du coup je ne partage pas trop l’analyse qui consiste à dire qu’il se contente de nous montrer la misère sans proposer mise en scène. Certes, on est dans un cinéma minimal, avec une grande économie, mais cette approche épurée est justement une proposition radicale, oserai-je dire un peu bouddhiste, de contestation du système capitaliste de consommation de masse (de produits, d’images,…) par une forme cinématographique qui épouse le propos, voir même qui est le propos.

    En tous cas merci de parler de son cinéma.